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comprend qu’il est temps de soustraire sa troupe au contact ; il met à profit les dispositions de la foule, un instant reconnaissante à ceux qui viennent de fléchir, et regagne son quartier. Restaient les chasseurs : mais où une troupe de sous-officiers battait en retraite, comment une troupe de conscrits eût-elle résisté à la foule, qui déjà enveloppe les rangs, se glisse entre eux, disjoint les files, et bientôt isole dans un groupe de manifestans chaque soldat qui, séparé de ses chefs, est devenu un atome dans la masse confuse et mouvante. Celle-ci vient battre les grilles de la Préfecture. Il n’y a plus derrière elles que les soixante-dix agens de police. Mais ils reconnaissent à la tête des émeutiers les hommes contre qui ils ont plus d’une fois protégé l’ordre, ils savent quelles rancunes ces rigueurs ont laissées à ces prévenus, à ces condamnés d’hier. Ce sont eux-mêmes qu’ils savent menacés, qu’ils défendent, et leur contenance est si ferme que personne des émeutiers ne tente de forcer l’obstacle : soixante-dix hommes en arrêtent dix mille.

C’est à ce moment que Thourel arrive, précédant sa manifestation. La vue de son écharpe, la curiosité de ce qui se prépare, la soumission naturelle des multitudes à ceux qui semblent avoir une volonté, l’aident à pénétrer avec sa suite jusqu’aux grilles ; ainsi, entre elles et les agitateurs, il a placé un rempart de curieux pacifiques. Reconnu, il obtient accès sur l’ordre du Préfet, persuade Levert de paraître, de promettre que toutes les dépêches seront communiquées, sans retard ni réticence. Le cortège qui vient de la mairie est satisfait, et barre le passage à ceux qui voulaient davantage. Les démagogues tentent de reprendre influence sur cette foule qui leur échappe : le drapeau rouge est arboré. Thourel flétrit l’emblème de la guerre civile, exige et obtient qu’il disparaisse, et, quand la manifestation quitte la Préfecture, elle marche sous le drapeau tricolore, et les fauteurs de violence sentent la journée perdue. Une trêve tacite s’est établie entre l’autorité publique et la population. Celle-ci, maîtresse de la rue, n’attaque pas les édifices que celle-là occupe encore. Le Conseil municipal aurait même voulu transformer cet armistice de fait en une convention expresse, et, par une inconséquence habituelle dans les jours de trouble, donner un gage de conciliation, c’est-à-dire de faiblesse, aux émeutiers qu’il combattait. Sur la proposition de Labadié, un de ses principaux membres, trois délégués s’étaient rendus auprès d’Aurelle