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monde à la patience. Jusqu’à six heures, soldats et peuple demeurent en face les uns des autres et attendent.

Le calme est devenu là d’autant plus facile que Thourel a entraîné vers la Préfecture la plus grande partie de ses auditeurs. C’est à la Préfecture, a-t-il dit, qu’il faut chercher les nouvelles, les nouvelles dont Marseille a besoin pour prendre des résolutions utiles. Acclamé, il s’est mis en marche pour employer la force populaire dont il devient le guide à un dessein qu’il ne lui confie pas. Il vient d’apprendre que le même conflit, apaisé sur la place de l’Hôtel de Ville, semble prêt d’éclater sur la place de la Préfecture entre les troupes et la foule. Il devine la même œuvre des démagogues qui veulent par une journée saisir le pouvoir, et il veut pour son parti et pour lui-même que la paix de la rue assure l’exercice de l’autorité dans Marseille aux élus de la ville. Son espoir est de jeter assez à temps, entre les émeutiers et les soldats, la foule qu’il a calmée.

La Préfecture, vaste, somptueux et lourd édifice, qu’on venait d’achever au prix de dix millions, semblait préparée en vue d’offrir à la fois au gouvernement un palais pour l’éclat des jours heureux et une forteresse pour la sûreté des heures difficiles. Devant sa masse s’étendait une vaste place, où l’action des troupes contre l’émeute était facile. Mais, le 4 septembre, il n’avait été possible de consacrer à la défense de la Préfecture qu’un demi-bataillon de chasseurs, quelques brigades de gendarmerie et soixante-dix sergens de ville. Surtout, les meneurs révolutionnaires savaient que la colère publique, faute d’atteindre l’Empereur, se laisserait aisément tourner contre son représentant, le Préfet. En effet, il y avait une ardeur plus résolue et un concert plus discipliné dans les dix mille manifestans qui remplissaient la place et, vers deux heures, touchaient le front des troupes. Les gendarmes, commandés par leur colonel[1], mettent le sabre au clair, et prennent en arrière du champ pour charger. L’espace qu’ils laissent libre est aussitôt rempli par la foule, les gendarmes immobilisés dans l’étau humain ne pourraient plus que sabrer sur place, et leur cœur de soldats a, contre le régime qu’il faudrait si cruellement défendre, la rancune des défaites et de la capitulation. Sommés par les clameurs qui unissaient tous les cris en une formidable voix, les gendarmes mettent le sabre au fourreau, le colonel

  1. Le colonel Fauconnet qui, trois mois après, devait mourir en brave à la bataille de Dijon.