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l’impression du « premier homme moderne. » Mais combien plus profondément, par contre, il nous donne l’impression de « l’homme éternel » ! Comme il sait aimer et souffrir, et revêtir de beauté vivante jusqu’aux moindres nuances de ses émotions ! Quelle mystérieuse et délicieuse musique répandent en nous chacun de ses sonnets, chacune de ses canzones, dès que, écartant les observations surannées de leurs commentateurs, nous nous abandonnons librement à eux ! Et comme nous avons peu besoin d’apprendre si l’amant de Laure était chrétien ou païen, du moyen âge ou des temps modernes, pour entendre chanter dans nos cœurs l’écho de ses rêves et de ses regrets !


Mon cher Sennuccio. veux-tu savoir de quelle manière je suis traité et quelle est ma vie ? Laure me gouverne ; je reste absolument tel que j’étais quand tu m’as connu, je l’aime et je me consume tout comme autrefois.

Ici je me souviens de l’avoir vue toute modeste, là, orgueilleuse ; tantôt dure et tantôt affable, sans pitié ou compatissante, pleine de retenue ou d’abandon, parfois aussi dédaigneuse et cruelle.

Ici elle a chanté doucement, et là elle s’est assise ; ici elle s’est retournée ou a ralenti son pas ; là ses beaux yeux m’ont percé le cœur ;

Ici elle m’a dit un mot ou elle m’a souri ; là, j’ai vu l’expression de son visage changer… Telles sont, hélas ! les images que ramone en moi nuit et jour l’Amour, notre maître.


Ou bien encore :


Jamais tendre mère à son unique fils, jamais femme qui aime à son époux chéri, n’a, dans les cas difficiles, donné avec une telle émotion, avec tant d’anxiété, des conseils,

Que m’en donne celle qui, de son éternelle et sublime demeure voyant mon triste exil, revient souvent vers moi, avec son affection coutumière, et les yeux encore embellis d’un redoublement de pitié.

Comme une mère ou comme une amante, elle me laisse voir tantôt ses craintes, tantôt une chaste tendresse, et m’indique ce que, dans le voyage de la vie, je dois éviter ou suivre,

Me signalant les dangers de la route, et priant pour que mon Ame ne tarde pas trop à prendre son vol. C’est seulement quand elle me parle ainsi que je trouve le repos et le calme[1].


Et qu’on ne nous dise plus que les poèmes italiens de Pétrarque n’ont été pour lui qu’un passe-temps, dont il n’a lui-même reconnu la valeur qu’aux dernières années de sa vie ! Dans une des très rares études littéraires publiées à l’occasion des fêtes d’Arezzo, M. Vittorio

  1. J’emprunte ces passages à l’excellente traduction des poésies italiennes de Pétrarque par M. Fernand Brisset (2 vol., — Librairie Perrin, 1899 et 1903).