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Condorcet trace donc de l’avenir de l’humanité un tableau en accord avec les « données de la science. » Dans ce temps-là, les peuples auront enfin compris que la guerre est le fléau le plus funeste comme le plus grand des crimes. Les frontières s’abaisseront et les nations se plairont à fraterniser. Les arts mécaniques ayant été perfectionnés, on en obtiendra plus de produits avec moins d’efforts. La misère aura quitté la surface du globe, comme l’esclavage, la maladie et les vices. Il arrivera ce moment où le soleil n’éclairera plus sur la terre que des hommes libres, ne reconnaissant d’autre maître que leur raison ! Ce sera l’âge d’or, non plus celui des poètes, mais celui des philosophes et des savans, un âge d’or placé non dans les premiers temps du monde, mais dans un avenir vers lequel l’humanité s’achemine régulièrement et sûrement, et qui verra enfin l’alliance de ces trois termes inséparables : Lumières, Vertu et Bonheur.

L’instant où Condorcet enchantait son imagination de ces perspectives millénaires était celui où proscrit, obligé de se cacher, il sentait sur lui la menace de la mort violente ; et c’était sans doute donner une belle preuve de sérénité d’esprit. Mais aussi l’époque où s’exaltait dans l’esprit de Condorcet la foi dans un progrès qui ne peut rétrograder, était celle où on avait assisté à la plus formidable explosion de haines et de violences, où on avait vu la civilisation la plus raffinée se résoudre dans une espèce de sauvagerie ; c’est donc que pour cet incorrigible utopiste, les démentis de la réalité ne comptent pas. Ces chasseurs de chimères comptent sur l’avenir pour les dédommager des tristesses du présent et pour exécuter le plan idéal qu’ils lui ont tracé. Cent années ont-elles apporté au rêve du philosophe un commencement de réalisation ? Renouvier, dans une page de sa Philosophie analytique de l’histoire, s’est plu à imaginer Condorcet revenant parmi nous et à se demander quel spectacle il aurait eu sous les yeux : « Le progrès des sciences pures et appliquées a dépassé… tout ce que le Girondin proscrit pouvait imaginer de possible ; mais il ne paraît pas que la justice et la bonté dans les mœurs publiques ou privées aient marché du même pas que les sciences, ou en aient reçu la bonne influence attendue. Un progrès des plus remarquables est celui qui s’est fait dans l’art de détruire, et l’esprit des nations se porte avec beaucoup d’activité à en seconder les applications en vue de leur mutuel dommage. Les bienfaits de l’instruction publique progressivement étendus au peuple… n’ont pas commencé à se traduire dans les moyennes statistiques de la criminalité et de la folie. Le fléau de l’alcoolisme ne semble pas trouver