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la religion l’unique cause de tous les maux de l’humanité : c’est elle qui en se mêlant à la morale la gâte, et en s’imposant à notre nature la pervertit ; elle qui dérange le développement de l’humanité en contrariant ses progrès, elle qui étend sur l’histoire son ombre souvent sanglante. Les peuples sauvages n’ont-ils pas déjà leurs sorciers et leurs charlatans, ancêtres des prêtres modernes ? Car la religion a deux vices qui lui sont essentiels. D’abord elle est l’ennemie des lumières, ayant intérêt à tenir les hommes dans l’ignorance ; et tout le mouvement de la civilisation moderne n’est que l’histoire de la lutte enfin victorieuse que la science a soutenue contre elle. Ensuite elle est un instrument de tyrannie : car les prêtres n’étant que des fourbes, et enseignant des doctrines auxquelles ils ne croient pas, la religion n’est entre leurs mains qu’un moyen de domination et le plus ingénieux système dont l’homme se soit avisé pour asservir l’homme.

La première œuvre à faire est donc de détruire le christianisme ; après quoi, et lorsqu’on se retrouvera en face de la nature humaine libre de préjugés, rien ne sera plus facile que de ramener sur la terre la justice et le bonheur. Comme presque tous les penseurs du XVIIIe siècle, Condorcet est persuadé que la nature humaine est bonne. Mlle de Lespinasse nous a parlé de la bonté de Condorcet, et comment en douter, après ce trait : « J’ai renoncé à la chasse pour qui j’avais eu du goût, et je ne me suis pas même permis de tuer les insectes, à moins qu’ils ne fassent beaucoup de mal. » Condorcet est dupe de la sensiblerie à la mode au point de croire qu’elle peut nous fournir une règle à nos actions. La peine que fait nécessairement éprouver à un être sensible l’idée du mal que souffre un autre être sensible, voilà où il fait résider le fondement lui-même de la morale. Aussi, à quoi bon s’embarrasser de métaphysique non plus que de théologie ? Locke n’a-t-il pas, une fois pour toutes, fixé les bornes de l’intelligence humaine et fourni la méthode qui s’applique également à toutes les sciences naturelles et morales ? « L’analyse de nos sentimens nous fait découvrir dans le développement de notre faculté d’éprouver du plaisir et de la douleur l’origine de nos idées morales, le fondement des vérités générales qui, résultant de ces idées, déterminent les lois immuables, nécessaires, du juste et de l’injuste, enfin les motifs d’y conformer notre conduite puisés dans la nature même de notre sensibilité, dans ce qu’on pourrait appeler en quelque sorte notre constitution morale. » Puisque l’homme est bon, et qu’il trouve en lui-même à la fois la notion du bien et les raisons d’y conformer sa conduite, comment se fait-il donc qu’il y manque si souvent ? Ce mal, qui ne