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le détruire. » Condorcet ne tarit pas sur le compte de cette « ligue pour la raison et la tolérance » dont Voltaire était l’âme, et sur ce « ministère de la raison » qu’il exerçait en France. Ce dont il parle le moins, étant au surplus mauvais juge en la matière et peu touché par ce genre de mérite, c’est du génie de l’écrivain que fut Voltaire ; et la lacune est si énorme, que lui-même est obligé d’en faire la remarque : « Qui croirait, en lisant ces détails, que c’est ici la vie d’un grand poète, d’un écrivain fécond et infatigable ? Nous avons oubli ? sa gloire littéraire, comme il l’avait oubliée lui-même. » Ce dernier trait suffirait à nous mettre en garde et à nous avertir que le peintre, ou n’a pas compris son modèle, ou a voulu l’éclairer d’un certain jour. C’est aussi bien Condorcet qui s’est porté garant de la « bonté » de Voltaire, et qui même nous a présenté un Voltaire larmoyant. « Je l’ai vu se précipiter sur les mains de M. Turgot, les arroser de ses larmes, les baiser malgré ses efforts, et s’écriant d’une voix entrecoupée de sanglots : Laissez-moi baiser cette main qui a signé le salut du peuple ! » À ce portrait, ainsi simplifié, solennisé et décoré de couleurs convenues, il manque justement une qualité : la vie. Il y manque cette complexité de nature, cette souplesse et cette variété d’intelligence, qui apparemment font le meilleur de la gloire de Voltaire. Il y manque la gaieté, la légèreté, la vanité, l’impertinence, et par-dessus tout la passion pour la poésie et le démon du théâtre. Pour retracer la vie d’un homme qui avait tant d’esprit, il eût fallu un biographe qui en fût moins complètement dépourvu. Et il est bien exact que le plus clair de l’influence de Voltaire s’est exercé contre le christianisme ; toutefois, pour n’envisager toute son œuvre que par rapport à cette unique question, il fallait avoir été soi-même comme hypnotisé par elle. C’est par-là que le livre nous renseigne sur celui qui l’a écrit, mieux encore peut-être que sur celui à qui il est consacré. Il ne peut avoir eu pour auteur qu’un maniaque d’irréligion. Et c’est le premier trait qui définit Condorcet.

Le XVIIIe siècle a été libertin avec délices, impie avec audace, persiflage ou forfanterie ; mais personne plus que Condorcet au XVIIIe siècle n’a apporté dans la passion antireligieuse d’étroitesse. de lourdeur et de brutalité. Chez aucun autre écrivain ne reviennent avec une plus fatigante monotonie les injures les plus grossières à l’adresse de toute espèce de religion. Fanatisme, superstition, hypocrisie, crimes du despotisme sacerdotal, ce sont les mots qu’on retrouve sans cesse sous la plume de Condorcet. Il n’est aucun de ses écrits où il ne donne quelque place à un sujet dont l’obsession le hante. Il aperçoit dans