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encyclopédistes, économistes, physiocrates avaient achevé leur œuvre. Mais Condorcet est leur héritier. Il reprend leurs théories, et, les dépouillant de ce que chacun y avait mis de personnel, sans les reforger à sa marque, il les rend plus facilement accessibles à tous et plus assimilable. Il n’a ni l’esprit de Voltaire, ni l’éloquence de Rousseau, ni la verve de Diderot, ni la profondeur de Montesquieu. Mais les idées de Voltaire, de Rousseau, de Montesquieu, dans ce qu’elles ont de conciliable et de voisin, ont passé chez lui. Comme d’ailleurs il est mathématicien, il excelle à les enchaîner, à lier les raisonnemens dans une suite logique, à pousser les principes jusqu’à leurs dernières conséquences. Il est de la sorte un personnage éminemment représentatif. On trouve en lui, nullement déformées, les idées qui, répandues par la propagande philosophique, étaient entrées dans le domaine commun. Il exprime, avec une sorte de banalité et d’impersonnalité, la pensée pure du XVIIIe siècle.

Admirateur, ami, correspondant de Voltaire et formé par ses leçons, que pouvait-il avoir appris à pareille école ? La réponse est dans cette Vie de Voltaire, l’un des ouvrages les plus significatifs de Condorcet, et qui est resté la principale source de la biographie de Voltaire. C’est à la façon dont Condorcet nous l’a montré, que Voltaire nous apparaît d’abord. Et il faut faire réflexion que celui-ci apercevant tout l’homme à travers l’attitude qu’il avait prise en ses dernières années, et d’ailleurs soucieux de mettre le portrait en accord avec ses propres tendances, nous en a présenté une image systématique et figée. C’est l’apôtre de l’humanité, le dénonciateur de tous les maux publics, le vengeur de toutes les injustices particulières, qu’il célèbre en Voltaire. S’il fallait l’en croire, ce serait dès les premières années de sa carrière, et tout à fait au sortir de l’adolescence, que Voltaire aurait conçu le projet de cet apostolat, et se serait senti appelé à cette espèce de mission : détruire les préjugés de toute espèce dont son pays était l’esclave. Que ce soit dans les Lettres anglaises ou dans Mahomet, dans le Siècle de Louis XIV, ou dans la Pucelle, que Condorcet a le triste courage d’excuser ou même de vanter, Voltaire n’a qu’un objet, qui est de terrasser la superstition. « Son zèle contre une religion qu’il regardait comme la cause du fanatisme qui avait désolé l’Europe depuis sa naissance, de la superstition qui l’avait abrutie, et comme la source des maux que les ennemis de l’humanité continuaient de faire encore, semblait doubler son activité et ses forces. Je suis las, disait-il, de leur entendre répéter que douze hommes ont suffi pour établir le christianisme, et j’ai envie de leur prouver qu’il n’en faut qu’un pour