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haut des ouvriers ingénieux s’appliquent à boucher ou bien à masquer une lézarde.

Séparée de la religion, la morale devait subsister par sa propre et seule force, et même se consolider naturellement, quoique par un effet mystérieux, à tout le moins inexpliqué. Sua mole stat ; et voilà tout ! Pourquoi supposer qu’elle pût éprouver un dommage ? Elle n’était pas, jusque-là, soutenue par la religion : au contraire, elle la soutenait. Débarrassée d’un poids inutile, elle allait librement s’épanouir ; et les réformateurs prophétisaient une merveilleuse floraison morale. Fallait-il absolument assurer l’équilibre de la moralité ? Soit ; on la munirait d’un lest scientifique capable de la maintenir debout contre marées et tempêtes. Il y eut, pendant quelques années, un immense étalage et une énorme consommation de science. D’instinct, les pédagogues prenaient à leur compte une des bizarres idées de Flaubert exprimée dans sa correspondance. Il écrivait à George Sand (8 septembre 1871) : « Tant qu’on ne s’inclinera pas devant les mandarins, tant que l’Académie des sciences ne sera pas le remplaçant du Pape, la politique tout entière et la société, jusque dans ses racines, ne sera qu’un ramassis de blagues écœurantes. » Il y tenait, au point de ne pas s’attribuer l’honneur de l’invention, probablement pour qu’elle eût plus de chances de prévaloir ; et, deux ans après, le romancier écrivait, à George Sand encore : « Voici une belle idée que je trouve dans Raspail : les médecins devraient être des magistrats, afin qu’ils puissent forcer… etc. » Cette rencontre de Flaubert et de Raspail, dans un libéralisme d’apparence scientifique et d’essence autoritaire, représente un état d’esprit qui a subsisté. jusqu’à ces derniers temps. On vit des hommes de laboratoire professer, eux aussi, la morale, sans l’avoir étudiée, et promettre de la refondre avec les outils de la science. Les étranges promesses scientifiques se répandirent en si grande abondance que Duclaux, libre penseur, jugea nécessaire de les répudier : « Bonimens de tréteaux ! »[1].

De sourds grondemens se répétaient, arrachant la pédagogie à son enthousiasme. Elle dut s’imposer des vérifications et des recherches. Évidemment quelque faute, une lacune, un oubli, avait causé le trouble. En effet, personne n’avait songé à

  1. Discours reproduit dans la Revue des Revues, 15 mars 1900.