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sens est presque infini, et qui, pour tout dire, ne sont que des sujets de rêve proposés par un grand poète.

Mais ce qui fait surtout que Duccio est un maître, ce qui lui assure un haut rang parmi les créateurs, c’est la partie opposée de son retable, où il a peint ce qu’on appelle une Vierge de majesté. Ici point d’embarras ; nulle réserve à faire : on est en présence d’une de ces œuvres qui plaisent au premier coup d’œil. L’ensemble est de toute splendeur : une nappe d’or, des étoffes brodées et chargées d’or, une haie d’anges aux plumes d’or ; des couleurs riches et sourdes, des rayonnemens et des tournoiemens d’auréoles, toute une cour céleste, calme, debout ou à genoux, tenant des livres ou des palmes, rangée dans cette sublime et grave symétrie dont l’Ecole faisait un attribut de Dieu ; et, au centre de cette gloire, dans l’isolement magnifique de sa stature surnaturelle, la Vierge, assise sur un trône de marbre, tenant l’Enfant sur ses genoux. De la Madone de Guido à celle-ci, en moins d’un siècle, quelle distance[1] ! Quel enrichissement d’impressions, d’idées, d’images ; quel assouplissement et quelle extension du langage ! De quel prestige s’accroît la royauté de la Vierge, grâce au chœur sacré qui l’entoure et lui répète l’écho de sa gloire ! De combien de degrés encore sa majesté s’élève, par la stature surhumaine qui la distingue de sa cour d’adorateurs ! Impossible d’imaginer, dans l’expression d’une forme colossale, un trait plus pur, plus soutenu, avec le degré de souplesse qui l’anime sans l’amoindrir. Toute vêtue d’azur, dans un vaste manteau dont un pli enveloppe la tête, superbe et gracieuse, elle se montre à nous, modelée et pour ainsi dire sculptée dans une seule couleur. On devine son corps en dessous, ses épaules étroites et pures, le geste maternel du bras dont la belle main s’allonge et caresse l’Enfant, la rondeur des genoux, autour desquels l’étoffe se drape en rayonnant à plis nombreux. Elle est auguste et tendre. Elle est déesse et elle est femme. Pour son visage, serein et pensif, aux longs yeux en amande, au nez fin, aux joues parfaites, à la bouche

  1. La comparaison serait plus claire encore avec la fameuse Madone des Rucellai, faussement attribuée à Cimabuë, et qui est une œuvre de la jeunesse de Duccio, peinte en 1285. Le texte de la commande est cité par Milanesi, Documenti, t. I, pp. 158-160. La première mention de Duccio par les archives est de 1218. Le seul ouvrage indiscutable qui nous reste de Cimabuë est la mosaïque de Pise exécutée en 1301. Le premier ouvrage certain de Giotto est la mosaïque du narthex de Saint-Pierre de Rome, exécutée en 1298.