Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 23.djvu/352

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il y a seulement vingt-cinq ans ; son orientation est tout autre ; Constantinople, le Bosphore, les Balkans n’exercent plus sur elle la même fascination qu’autrefois. Dans ce que les Russes appellent le « Proche-Orient, » leurs désirs se bornent à conserver la situation qu’ils ont acquise, et à empêcher les autres nations d’y prendre une trop grande influence ; tâche à laquelle leur flotte marchande continuera, bien entendu, à coopérer. De l’autre côté, en Asie centrale et en Extrême-Orient, ils s’étaient mis à l’ouvrage, et ce qu’ils avaient entrepris était colossal : c’était l’absorption de tous les territoires qui les séparent à l’est de l’océan Pacifique.

L’entreprise, au moment où le Japon est entré en scène, était déjà très avancée, puisque nos alliés se trouvaient en possession de toute la Sibérie, du territoire de l’Amour, de la presqu’île de Liao-Toung avec Dalny et Port-Arthur, et de la Mandchourie. Restait à absorber, ou tout au moins à dominer la Perse et à surveiller de très près la Corée. La conquête s’était accomplie, par le chemin de fer, par l’accaparement économique du pays, même sur les points où l’emploi des armes avait été nécessaire. Depuis cet accroissement énorme de leur empire et ce changement d’orientation de leur politique, la vieille Europe devint pour les Russes ce qu’elle était au dire de Napoléon : une taupinière. Dans ces derniers temps, on s’apercevait bien qu’une fraction de l’opinion en Russie avait une tendance à réagir, à protester contre cette expansion illimitée, cette politique asiatique dont M. Witte a été si longtemps l’âme. Mais le vin était tiré, il a fallu le boire. Pour aller au bout, les Russes n’ont eu garde de négliger les facilités que pouvait leur donner une flotte marchande, véhicule d’influence, instrument d’assimilation, lien entre les parties si distantes de leur immense empire. Ils s’attachèrent donc à la développer, et à diriger leurs efforts sur les mers asiatiques, le golfe Persique, l’océan Indien et la mer de Chine.

Ce n’est un secret pour personne que la Russie, en dehors de sa pénétration dans le golfe du Petchili, la mer Jaune et la mer du Japon, poursuivait patiemment, depuis de longues années, l’accaparement de la Perse ; elle tenait à dominer ce pays, politiquement et économiquement ; elle le disputait à l’Angleterre, dont l’influence s’exerçait toujours à l’encontre des intérêts russes et dont le but consistait à entraver cette domination. Pour