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attaqués, s’ils avaient cru pouvoir le faire aussi impunément. Mais il n’en est pas tout à fait de Changhaï comme de Che-fou. Che-fou est un port chinois quelconque, tandis que les nombreuses concessions accordées à diverses puissances européennes ont fait de Changhaï un port international, et ce n’est pas sous les yeux du monde civilisé, représenté là presque tout entier, que l’occasion aurait été propice pour se livrer à un acte de brigandage. Personne, en somme, ne peut savoir ce qui se serait passé, si les Japonais avaient voulu procéder à Changhaï comme ils l’avaient déjà fait à Che-fou, ni quelles auraient été les conséquences d’une récidive aussi risquée. Ils s’en sont prudemment abstenus, et l’empereur Nicolas a dénoué la situation en donnant l’ordre de désarmer les deux navires russes. Cette résolution de l’empereur est doublement sage : elle met fin à un incident que personne n’envisageait sans inquiétude, et elle sauve probablement les deux navires du mauvais sort qui les menaçait. Le délai qui leur a été accordé ne pouvait plus se prolonger beaucoup. En fin de compte, l’Askold et le Grossovoï, s’ils étaient restés armés, auraient dû quitter les eaux chinoises, et une escadre japonaise les attendait impatiemment à la sertie. Que serait-il arrivé ? Mieux vaut que la question soit restée sans réponse.

On voudrait être sûr que des épisodes de même genre ne se renouvelleront pas, et que la neutralité de la Chine sera désormais une vérité. Mais comment ne pas avoir des doutes à cet égard ? La note japonaise, dont nous avons déjà parlé, s’exprime comme il suit : « L’expérience a démontré que la Chine ne prendra pas de mesures propres à faire respecter les lois concernant sa neutralité. » Et le Japon est assurément bienvenu à invoquer cette expérience, puisqu’il l’a provoquée lui-même, et que la faiblesse ou la complaisance de la Chine à son égard en est ressortie avec une incontestable évidence. Nous savons bien que dans sa pensée, ou du moins dans celle qu’il cherche à inculquer aux grandes puissances, c’est la Russie et non pas lui qui a violé la neutralité chinoise. « La Chine, dit-il, notifiera simplement à la Russie d’avoir à tenir ses engagemens à l’avenir. » Cette assurance nous laisse sceptiques. Ce n’est pas seulement à la Russie, c’est encore et surtout au Japon que la Chine devrait adresser une sommation de ce genre : et peut-elle le faire avec autorité ? peut-elle le faire avec efficacité ? Le caractère instable et fragile de la neutralité chinoise est l’une des grandes préoccupations de l’heure actuelle. Tout le monde a le sentiment que cette neutralité, si aisément violée à Che-fou, n’est peut-être qu’un mythe ; et qui sait