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originaires de l’Empire Jaune. Tous les contes de fées de mon enfance me reviennent en mémoire, et la réalité qui m’environne leur donne un corps maintenant. Je dois confesser que mes récentes lectures sur la Mandchourie ne m’encouragent pas à continuer mon voyage. Je n’ignore point que le pays est dans un état d’agitation et de sourde révolte. Des bandes de Boxers le parcourent encore, incendiant les fermes, pillant les villages et exterminant les voyageurs. Ils ont de fréquentes escarmouches avec les Cosaques et j’eus l’occasion d’entendre plus d’une fois des coups de feu, tandis que je traversais le pays en chemin de fer. De tous ces maraudeurs, les Khounkhouzes sont les plus terribles. Ils forment un corps plus ou moins organisé, comme les bandits italiens de l’ancien temps et ressemblent à la Mafia sicilienne pour l’étendue de leur influence.

Il est tard maintenant, et voilà des heures et des heures que nous voyageons sans voir trace d’habitations. Je ne puis rien demander, réduit comme je le suis à poo-how et how-di ; et d’ailleurs, même si Li-Hu était d’humeur communicative, je ne pourrais comprendre ses explications. Nous continuons donc notre lugubre et taciturne voyage, moi perché sur une mule avec les brancards pour étriers, tandis que Li-Hu, qui a la voiture pour lui tout seul, s’enroule comme un serpent et cherche une consolation à l’amère réalité dans les songes.

Finalement, les feux follets se rapprochent, les fantômes prennent la forme d’arbres ordinaires et le hurlement des dragons se résout lui-même en aboiemens de chiens. Je n’ose croire encore pourtant que j’aie atteint ma destination, car je crains d’être bientôt déçu. Li-Hu dort toujours ; mais les mules vont droit à une affreuse bâtisse et s’arrêtent, comme par instinct, devant une enseigne, et le même instinct réveille Li-Hu. Je demande avidement : « Moukden ? Moukden ? » Mais je comprends mon erreur, quand il secoue la tête. L’aubergiste apparaît sur le seuil : son aspect est encore moins engageant que les lourds nuages de fumée d’opium qui s’échappent de la maison. J’aimerais mieux rester sur le dos de ma mule, puisqu’il est impossible de me dégourdir les jambes dans la boue. Mais ma monture est déharnachée, je n’ai pas le choix et il faut entrer.

Le lieu est désespérément lugubre, pareil à l’antre d’une sorcière. Rien ne manque pour en donner l’impression complète : le chaudron pend de la cheminée et d’énormes bûches dégagent