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obtenir une carriole chinoise, un cocher et des mules qui me transporteront à Moukden en un temps aussi court que l’état de la route le permettra. Je suis le conseil. Mon interprète perd la plus grande partie de la journée à discourir avec les fermiers, tandis que je passe le temps à noter mes impressions. La pluie qui tombe à torrens fait sa musique sur mon wagon, secoué par les rafales et menacé dans sa toiture de plomb. L’après-midi touche à sa fin quand le fidèle Sancho arrive et me montre au loin une sorte de cabriolet à deux roues, attelé de trois mules en tandem et conduit par un tout petit Chinois, natte dans le dos. Je ne puis nier que l’effet ne soit extrêmement pittoresque. La voiture est vernie en jaune, la capote est bleue, les mules sont grises et le petit cocher s’abrite sous un gigantesque parapluie en toile huilée, couleur d’or. Mais si c’est fort pittoresque, c’est peu confortable. Il n’y a pas de ressorts et pas de siège ; toute la voiture consiste simplement en un plancher de bois, d’environ deux pieds et demi carrés, où l’on s’assied sur ses talons comme un turc ou un tailleur ; si l’on se trouve n’être ni l’un ni l’autre, on souffre l’agonie au bout de cinq minutes. La seule commodité est une petite couverture de coton qui, encore, n’est que de peu de secours contre le bois très dur de Mandchourie.

J’hésite un instant avant de me confier à ce véhicule incommode et je me représente les horreurs d’une nuit de voyage là-dedans. Mais j’ai promis de voir l’emplacement de notre mission, incendiée et pillée dans la dernière insurrection des Boxers, et qui fut le théâtre de nombreux martyrs. Aussi, finalement, je pars.

Le petit Li-Hu fait claquer son long fouet qui ressemble fort à une ligne de pêche ; et en vérité il pourrait bien pêcher, car les mules sont jusqu’au-dessus de leurs boulets dans une boue liquide, couleur de chocolat. La première chose qui arrête mes regards au passage est une caserne russe à un étage, remplie de Cosaques. A vrai dire, c’est plutôt un campement pour la protection de la gare. Nous faisons ensuite un long trajet sans rien voir de remarquable. Il y a des champs de chaque côté de la route, mais ils sont invisibles, comme en Égypte à la crue du Nil. Je présume que nous sommes sur une route, car nous avançons entre deux rangées d’arbres irrégulièrement plantés, et j’imagine que cette route a dû être jadis empierrée, peut-être il y a des siècles, car elle est excessivement bosselée. Je vois que je ne me