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concentration des troupes, située comme elle est à l’embranchement de trois grandes lignes. Elle serait probablement le quartier général de l’intendance et du service des munitions. On doit construire des hôpitaux et la Société de la Croix Rouge y aura un vaste personnel. J’écoute avec intérêt les autres hypothèses et plans d’avenir.

Il fait nuit quand, notre tour achevé, nous revenons à la station. Une agréable surprise m’y attendait. J’apprends qu’un train de marchandises, convoyant des coolies et des troupes pour réparer la ligne coupée, partira un peu après minuit. Je fais aussitôt les démarches pour savoir si mon wagon ne pourrait pas y être attaché. Les réponses d’abord sont loin d’être encourageantes. Personne n’a l’air de savoir jusqu’où nous pourrons aller, ni même si la voie ne cédera pas sous le poids du train ; mais j’aime mieux n’importe quoi que Kharbine : l’incertitude de l’avenir est préférable à la certitude du présent.

Il est environ trois heures du matin lorsque, après une interminable nuit de branle-bas, va-et-vient des troupes, confusion générale, course folle des coolies, changement de voie des trains et sifflement des machines, nous commençons à nous ébranler. Le train présente un aspect bizarre : il est formé surtout de plates-formes découvertes, avec quelques fourgons où les soldats, couchés au hasard, se font des matelas de leurs manteaux d’hiver, tandis que des centaines de coolies s’entassent pêle-mêle comme du bétail dans les premières voitures. Nous allons lentement, à travers une vaste plaine en partie inondée ; la voie elle-même disparaît souvent sous l’eau. En maints endroits, elle est fort endommagée et notre train doit avancer avec les plus grandes précautions. A plusieurs reprises, on descend des coolies avec leurs pioches, leurs pelles et des matériaux de construction ; les voici aussitôt à l’ouvrage, au commandement perçant des officiers du service des chemins de fer.

Durant les nombreux arrêts et notre marche très lente, j’ai tout le temps d’observer le pays. Quand nous atteignons la grande province de la Mandchourie centrale, l’aspect géographique change notablement. Le pays est plus accidenté et plus boisé. Nous suivons différentes vallées, arrosées par des cours d’eau sinueux et entourées de chaînes de montagnes. Par endroits, la région est décidément jolie. Le sol en est riche et la nature l’a douée de maints avantages visibles ; les pentes des montagnes