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de buffet. Autour de la grande table, une douzaine d’officiers sont en train de dîner ; et, comme un ironique rappel du luxe occidental, un vaste candélabre doré forme une prétentieuse pièce de milieu. Mais je n’ai pas le temps d’admirer sa beauté, pas le temps même de m’asseoir pour mon repas, quoique je sois à moitié mort de faim. Le chef de gare s’avance avec une mine décontenancée et une expression douloureuse, pour m’annoncer qu’il vient de recevoir un télégramme l’informant qu’un pont près de Lu-Hu a été emporté et que, d’après l’état de la ligne, il ne peut me dire quand le prochain train pourra partir. Je ne puis décrire ma consternation en apprenant cette nouvelle. La détresse de ma situation m’apparaît dans toute son horreur et j’envisage d’un coup d’œil l’étendue de mon infortune, s’il faut faire un séjour prolongé dans ce lieu. La route est dans un tel état que toute excursion sera impossible et je serai réduit à rester prisonnier dans mon wagon. En attendant, j’accepte l’offre généreuse d’une place en tarantass, pour faire une promenade autour de la ville.

Kharbine peut offrir un intérêt au point de vue moderne, puisque c’est le quartier général des Russes en Mandchourie. La ville a surgi depuis quelques années, peu après la guerre sino-japonaise. Elle n’est composée que de casernes et quartiers militaires, fonderies de canons, ateliers de chemins de fer, et de quelques maisons pour les familles des officiers, fonctionnaires et employés. Aussi n’a-t-elle aucune prétention à la beauté, et, inondée comme elle l’est aujourd’hui, ses tristes édifices battus par des torrens de pluie, elle est simplement horrible. Nous passons devant quelques boutiques où l’on vend des conserves de viande, de légumes et toutes sortes de provisions ; il y a aussi un hôtel que j’aime mieux ne pas décrire et, à ce qu’on m’a dit, un café-concert, le seul lieu de plaisir pour les officiers qui sont en garnison ici avec leurs femmes. Actuellement, la population est de 15 000 habitans. Étaient-ils morts, endormis ou cachés ? Je n’en saurais rien dire, car je ne rencontrai guère créature vivante. On ne s’en étonnera pas, si j’ajoute que l’eau montait dans les rues jusqu’aux genoux des chevaux et que les roues de notre véhicule plongeaient jusqu’au-dessus des essieux. Mon aimable guide m’expliqua que Kharbine est une place militaire de grande importance, destinée à jouer un rôle actif, dès qu’une guerre viendrait à éclater, dans la mobilisation et la