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de Titien est peut-être le plus parfait hommage que celui-ci ait jamais reçu d’aucun de ses pairs. Le 7 mars 1847, par exemple, Delacroix s’étonne de « l’espèce de froideur qu’il a toujours sentie pour le Titien. » Un peu plus tard, il admire Paul Véronèse de « ne pas afficher, comme Titien, la prétention de faire un chef-d’œuvre à chaque tableau. » Une autre fois, dans un accès de mauvaise humeur, il proclame « l’insignifiance et la platitude » de la Mise au Tombeau. Et puis, peu à peu, à mesure que le peintre français, — alors préoccupé d’un projet de dictionnaire des arts, — a davantage l’occasion de reprendre contact avec le Musée, nous voyons Titien s’élever, à ses yeux, égaler et dépasser les maîtres que naguère il lui préférait : jusqu’à ce qu’enfin il résume son sentiment nouveau en deux pages qu’on voudrait citer tout au long, tant la critique y est juste, et la langue même belle d’émotion contenue et profonde. « Titien est un de ceux qui se rapprochent le plus de l’esprit de l’antique. Il sait faire d’après nature : c’est ce qui ramène toujours dans ses tableaux un type vrai, par conséquent non passager, comme ce qui sort de l’imagination d’un homme, lequel, ayant des imitateurs, en donne plus vite le dégoût. On dirait qu’il y a un grain de folie dans tous les autres ; lui seul est de bon sens, maître de lui, de sa facilité et de son exécution, qui ne le domine jamais, et dont il ne fait point parade… Ceux qui ne voient dans Titien que le plus grand des coloristes sont dans une grande erreur : il l’est effectivement, mais il est en même temps le premier des dessinateurs, si on entend par dessin celui de la nature, et non celui où l’imagination du peintre a plus de part, intervient plus que l’imitation. » (Journal de l’année 1857.) C’est pour définir l’antique, dans son dictionnaire, que Delacroix évoque ainsi l’œuvre de Titien : et en effet il n’y a peut-être pas d’œuvre moderne qui, autant que celle-là, partage avec les marbres du Parthénon, le privilège de pouvoir nous ravir et nous toucher éternellement.


T. DE WYZEWA.