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action assez forte pour faire naître chez lui le désir, je ne dirai pas de les imiter, mais d’introduire dans son art quelque chose du leur. La transformation continue de son style, on devine qu’elle lui a toujours été suggérée du dehors, sous l’influence d’autres styles qu’il a eu tour à tour l’occasion de connaître. Bellini et Giorgione, del Piombo et Palma, Mantegna et Corrège, Raphaël et Michel-Ange, et Dürer et Holbein (dont on sait qu’il a copié un portrait), sans compter tels de ses propres élèves, comme Tintoret ou Paris Bordone, son mobile génie s’est un jour ému de la beauté nouvelle qu’ils lui révélaient ; et, dès ce jour, son style s’est enrichi d’élémens nouveaux.

De même que Raphaël, de même que Mozart, Titien a toujours appartenu à l’espèce des génies « imitateurs, » qui sont du reste les plus grands de tous, et ceux aussi, qui finissent par nous apparaître les plus personnels. Leur objet n’est point la nouveauté, ni la force, ni tel ou tel mode de l’émotion artistique pouvant être produit indéfiniment par les mêmes moyens : l’unique objet où ils aspirent est la perfection. Ils rêvent de réaliser au dehors une beauté dont ils croient avoir l’image toute prête, dans leurs cœurs ; et à peine ont-ils essayé de la réaliser que l’image qu’ils en ont s’altère, se transforme, sous l’influence de leur propre goût et de l’œuvre d’autrui. Ayant l’âme plus haute que leurs confrères même les mieux doués, ils visent plus haut, et animent leurs œuvres d’une beauté supérieure : pour celui à qui s’est enfin ouvert le génie de Titien, combien pâlit le prestige d’un Palma le Vieux ou d’un Tintoret ! Mais, du fait même de la supériorité de leur génie, les hommes de cette sorte sont plus exposés que d’autres à souffrir de leur génie. L’idéal d’un Michel-Ange ou d’un Véronèse, dès qu’une fois il s’est fixé, rien ne l’empêche plus de se développer librement, et de répandre au cœur de l’artiste l’orgueilleuse joie de la création. L’idéal d’un Titien, ou d’un Raphaël, se dérobe sans cesse devant leur étreinte, et toute œuvre qu’ils viennent d’achever perd aussitôt le pouvoir de les satisfaire. Encore Raphaël et Mozart sont-ils morts trop jeunes pour que cette poursuite acharnée de la perfection ait eu le temps de ne plus leur apparaître comme un jeu, une belle course avec l’espoir de parvenir au but. Pour Titien, cette poursuite a duré soixante-dix ans ; et quand le vieillard a senti sa main trembler, ses yeux se voiler, tandis que toujours de nouvelles images de la beauté surgissaient en lui, on s’explique qu’avec la merveilleuse lucidité de son esprit il se soit trouvé las, et que le découragement fait pris, et qu’une immense tristesse se soit gravée sur ses traits. Aussi bien rencontrons-nous la même tristesse sur un autre