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Noïsé le chanteur, qui réunit précisément les trois qualités voulues. Derdriu aussitôt de s’échapper vers lui et de le frôler.


D’abord, il ne sut qui elle était.

— Elle est belle, dit-il, la génisse qui passe près de nous.

— Il faut bien, répondit-elle, que les génisses, quand elles sont grandes, aillent où sont les taureaux.

— Tu as près de toi, reprit Noïsé, le taureau de la province, le roi d’Ulster.

— Je veux, déclara Derdriu, faire mon choix entre vous deux, et ce que je prétends avoir, c’est un jeune taureau comme toi.


Ce sont, on le voit, des propos hardis, et d’une galanterie dénuée de tout raffinement. Noïsé, apprenant qui est la jeune fille et se rappelant qu’une prophétie tragique est sur elle, commence par la repousser. Furieuse, Derdriu lui saute au visage et, l’empoignant par les oreilles : « À ces deux oreilles, s’écrie-t-elle, s’attacheront le ridicule et la honte, si tu ne m’emmènes avec toi[1] ! » Cet argument triomphe de la résistance de Noïsé, et il se laisse entraîner à un amour qu’il sait devoir lui être fatal.

Telles sont ces natures impétueuses et toutes primitives. Nous sommes loin de « l’extrême douceur de mœurs » que Renan a cru respirer « dans les compositions idéales des races celtiques[2]. » Car ce qui vient d’être dit de l’ancienne civilisation irlandaise s’applique aussi bien à l’ancienne civilisation bretonne. Partout éclate, chez ces peuples, la fièvre, la fureur d’agir. Leur littérature est à leur image. Savante, compliquée même, assujettie à des règles souvent puériles, elle n’en est pas moins une littérature d’action, toute gonflée de sève héroïque et irrésistiblement orientée vers le drame. Le caractère et le tour éminemment dramatiques de la poésie des Celtes, qu’on la prenne d’ailleurs en Armorique, en Galles ou en Irlande, voilà, me semble-t-il, ce que Renan n’a pas assez vu et ce que je voudrais essayer ici de faire ressortir.

« Les qualités de l’épopée irlandaise, dit M. Dottin, sont surtout le mouvement, le relief et la vie[3]. » Elle n’est pas dramatique seulement en son fond, par les conflits farouches de sentimens et les violentes oppositions de caractères où elle se

  1. H. d’Arbois de Jubainville, l’Épopée celtique en Irlande, p. 226.
  2. Essais de morale et de critique, p. 393.
  3. Revue de Synthèse historique, t. III, p. 69.