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plus tard qu’on ne l’a cru jusqu’ici[1] : de telle sorte que nous aurions moins à craindre d’être dupes d’une illusion en prenant pour des trouvailles méditées et voulues dans les dernières œuvres du maître ce qui n’aurait été que la maladresse impotente d’un nonagénaire. Le fait est que, pour nous en tenir à deux témoignages de contemporains, Dolco et Vasari s’accordent à placer la naissance du maître vers 1485. Dolce, le compagnon familier de Titien, écrivant en 1557, nous raconte de lui qu’il avait « à peine vingt ans » quand il a reçu la commande de décorer la façade du Fondaco dei Tedeschi (c’est-à-dire aux environs de 1507), et qu’il était encore « tout jeune », giovanotto, quand il a peint son Assomption de l’église des Frari (c’est-à-dire aux environs de 1517). Vasari, qui vient de passer plusieurs semaines à Venise avec Titien, — et qui déjà l’a connu intimement à Rome et à Florence, — écrit de lui, en 1566, « qu’il a au-delà de soixante-seize ans : » tandis qu’il aurait dû en avoir tout près de quatre-vingt-dix s’il était né à la date, généralement admise, de 1477. Par malheur, contre ces affirmations, et contre toute sorte d’argumens historiques et critiques qui les viennent renforcer[2], un autre témoignage s’élève, qui mérite bien, lui aussi, d’être considéré : celui de Titien lui-même, écrivant à Philippe II, en 1571, qu’il est « âgé de quatre-vingt-quinze ans. » Le problème en est là, sans qu’on puisse encore se décider formellement pour l’une ou pour l’autre de ses deux solutions. La prodigieuse verdeur du vieillard aura-t-elle trompé jusqu’à ses plus proches amis sur son âge véritable ? Ou bien est-ce lui qui aura oublié son âge, à la longue, et se sera trop vite cru parvenu au terme ordinaire de la vie humaine ? Ou bien peut-être se sera-t-il simplement vieilli à dessein, pour apitoyer son auguste client ?

Et j’ajoute que nous savons à présent pourquoi il avait si fort à cœur d’amener ses cliens à « lui payer son prix fort. » L’âpreté au gain, suivant toute vraisemblance, n’aura été chez lui que l’effet d’une sollicitude passionnée pour l’avenir de ses enfans et de toute sa famille : car jamais père ni mari n’eut un cœur plus tendre, ne travailla plus assidûment au bien-être des siens. Des documens retrouvés, l’année passée, par M. G. Ludwig, explorateur infatigable des archives

  1. Cette hypothèse a été émise, et très ingénieusement soutenue, par M. Herbert Cook, dans la Nineteenth Century de janvier 1902 et dans le volume XXV du Repertorium fur Kunstwissenschuft.
  2. C’est chose certaine que Véronèse, par exemple, dans le superbe portrait de Titien qu’il a peint, en 1562, au premier plan de ses Noces de Cana, ne lui a nullement donné l’apparence d’un vieillard de quatre-vingt-cinq ans.