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depuis l’adulation la plus éhontée jusqu’aux doléances sur sa misère, jusqu’à la menace de détruire ou de livrer ailleurs l’ouvrage commandé.

Et nous avons enfin, pour nous renseigner sur l’homme que fut Titien, les deux admirables portraits où il s’est peint lui-même, l’un, d’environ 1560, au musée de Berlin, l’autre, de dix ans plus tard, au Prado de Madrid. Tout y affirme cette santé parfaite du corps et de l’âme qui est la vertu que loue le plus en lui son confrère Vasari, au sortir d’une visite qu’il lui a faite à Venise en 1566. E stato Tiziano sanissimo : c’est ce que nous affirmeraient, à défaut de Vasari, les deux portraits de Berlin et de Madrid. Dans le port résolu de la tête, dans l’énergique mouvement des mains, dans le regard franchement ouvert des yeux sous le vaste front dégarni, nous sentons un merveilleux équilibre de toutes les forces vitales, un mélange extraordinaire de vigueur physique et de ferme, limpide, puissante raison. Cet homme-là, certainement, n’a pas été un malade, comme on veut à présent que l’aient été tous les hommes de génie : et cependant le génie rayonne, non moins que la santé, de toute sa figure, sans compter que ce serait assez de la maîtrise vivante de ces deux portraits pour placer l’artiste qui les a peints au niveau des plus hauts génies de son art, au niveau des Rembrandt et des Velasquez. E stato Tiziano sanissimo. Mais pourquoi ces portraits ne s’accordent-ils pas de la même façon avec la seconde partie du jugement porté par Vasari sur son grand confrère vénitien ? « Et il a été, aussi, parfaitement heureux, autant que jamais encore aucun autre de ses pairs ne l’a été ; et jamais il n’a eu du ciel rien que faveurs et félicité. » Pourquoi donc le portrait du Prado, et même celui de Berlin, nous disent-ils au contraire une profonde et poignante tristesse, la tristesse d’une âme ravagée par quelque grande angoisse, ou plutôt encore désireuse de quelque plaisir impossible à atteindre ? Quel drame peut bien s’être caché sous l’apparente félicité de cette vie, « plus favorisée du ciel que ne l’a jamais été celle d’aucun peintre ? »


À cette question la biographie de Titien n’est pas sans apporter une réponse possible : je veux dire sa biographie intime, telle que l’ont transformée et enrichie plusieurs découvertes ou hypothèses récentes. Et, parmi les hypothèses il y en a une que je ne puis m’empêcher de signaler au passage, tant je serais heureux qu’elle fût vérifiée, et détruisît enfin la légende qu’elle révoque en doute. D’après elle, Titien ne serait pas mort à cent ans, mais à quatre-vingt dix, étant né dix ans