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idées dont ils sont détachés ; d’où vient l’âpreté avec laquelle ils se heurtent dans le choc de passions auxquelles ils sont étrangers ? C’est que derrière eux il y a des générations et des générations d’hommes qui ont réellement porté en eux le poids de ces idées et brûlé du feu de ces passions. Rien ne meurt du passé et dans un pays qui compte des siècles d’existence, sur un vieux sol témoin de tant de luttes, aucune trace n’a tout à fait disparu, aucun souvenir n’est complètement aboli. Guerres civiles, persécutions religieuses, luttes des classes, souffrances longtemps accumulées ont laissé après elles la semence de haines inexpiables. C’est pourquoi nous sommes condamnés à poursuivre longtemps encore le rêve inutile de cette paix et de cette union où notre lassitude aimerait à se reposer. Comme dans les vieilles chansons de geste, les fils reprennent la lutte où l’ont laissée les pères. Ou encore on songe à ces récits légendaires où l’on voit à une heure fatidique les ombres des guerriers se lever de leur couche et recommencer dans l’éternité les combats où ils s’étaient plu de leur vivant. Ces morts d’autrefois peuplent notre monde d’aujourd’hui et ils ont continué d’y jouer un rôle de maîtres. Mais discerner ainsi et noter dans l’incohérence et l’inconsistance de nos discordes contemporaines, l’influence agissante, persistante et précise du passé, c’est faire briller la lueur de vérité qui éclaire les ténèbres où nous nous battons.

Dépassons cet horizon de nos frontières où s’emprisonne aussi bien l’imagination des plus enragés de nos internationalistes. Est-il vrai que la question de savoir à qui appartiendra l’empire du monde se soit à nouveau posée, et que l’humanité soit près de renier l’idéal sur lequel elle avait tenu jusqu’alors ses yeux fixés ? Cet idéal séculaire était fait justement de la foi dans certaines idées très nobles, très pures, très désintéressées. Il s’accompagnait de tout un cortège de sentimens chevaleresques. C’était lui qui triomphait sur les champs de bataille ; mais il mettait la force au service des causes justes, des droits méconnus et de la faiblesse opprimée. Longtemps nous en avions été, nous autres Français, les champions attitrés, et quand on voulait se représenter sous une forme concrète cet esprit d’héroïsme et d’abnégation et lui donner le visage d’une personne vivante, on l’imaginait sous les traits de la France. Mais dans ce dernier siècle, et par le simple jeu des forces économiques, une révolution s’est faite auprès de laquelle les changemens de régimes politiques ou les réformes des Codes ne sont que des incidens négligeables. C’est la conception même de la vie qui s’est trouvée changée dans l’humanité, et c’est l’axe lui-même de la morale qui a été déplacé. Les principes qui paraissaient le plus