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ce sont nos beaux rêves d’autrefois. La tragédie de Racine ne signifiait pas seulement que celle de Corneille avait fait son temps. Elle indiquait le passage à d’autres idées, et reléguait du coup les fidèles de l’ancien culte parmi les ancêtres. Cela n’est jamais agréable lorsqu’on est encore bien vivant et que l’on ne se fait pas l’effet d’être vieux.

Les gens de lettres sont les premiers à souffrir de ces révolutions du goût qui ne laissent debout que les œuvres supérieures et rejettent le reste dans le néant. Ceux d’entre eux que l’on sait avoir fréquenté chez Mademoiselle furent tous des ennemis de Racine, moitié à cause de Corneille, moitié à cause d’eux-mêmes, et par instinct de conservation. Outre Ménage et l’abbé Cotin, que l’on vient d’y rencontrer se disant leurs vérités ; outre l’aimable Segrais, dont le bagage littéraire était trop léger pour le mener bien loin, c’était l’abbé Boyer, à qui Segrais voulait que l’on pardonnât ses tragédies parce qu’il était « assez bon académicien, » et le vieux brave homme de Chapelain, illustre jusqu’au jour où il s’était fait imprimer[1]. Il y avait de quoi faire accuser Mademoiselle d’avoir été « le centre de l’opposition à la nouvelle poésie[2]. » C’est cependant exagérer son rôle. On verra tout à l’heure qu’elle était dès lors trop occupée à vivre sa propre tragédie pour s’intéresser activement à celles qui se jouaient sur les planches.

Criblé d’injures et de calomnies par les Vadius et les Trissotin, menacé de coups de bâton par les protecteurs aristocratiques de ces grands hommes de salon, Racine risquait fort d’être accablé sans la faveur éclatante du Roi. Il n’aurait peut-être pas fait son œuvre, et Molière certainement pas, si Louis XIV ne les avait soutenus envers et contre tous. C’est un service pour lequel nous ne devons pas lui marchander notre gratitude. Quand l’on y songe, on se sent pris de tendresse pour ce prince que l’on n’avait pas toujours trouvé sympathique. Il est possible qu’il y eût un peu de politique dans son affaire ; le succès d’écrivains aussi neufs cadrait avec son dessein de faire table rase d’un passé détesté ; mais la grande raison pour laquelle il les protégeait, c’est qu’il les aimait. Quand Louis XIV riait

  1. Les douze premiers chants de sa Pucelle avaient paru en 1656. Le public les admirait de confiance depuis vingt ans. La chute fut si profonde, que la suite en est restée manuscrite jusqu’à nos jours.
  2. Deltour, Les ennemis de Racine.