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vous ne chercherez plus « le fondement de la morale, » mais la marche historique de la moralité, et vous cesserez ainsi de formuler des préceptes pour constater simplement des faits. Alors seulement, au-dessus de la physique et de la chimie, vous aurez fait à la science des mœurs sa place, à côté de la sociologie.

Or, Spencer n’a pas choisi : il a rejeté l’idéal des métaphysiciens pour justifier le devoir, mais il a gardé, avec l’hypothèse préalable de l’évolution, un principe étranger à la morale pour expliquer la moralité, rendant compte de l’obligation par l’hérédité ; au seuil de la science nouvelle, il a d’abord décrété qu’il fallait « l’affilier » à sa philosophie. Et c’est pourquoi, chez lui aussi, le sentiment a pu faire brèche à la logique ; c’est pourquoi, ses impressions de vieillesse l’obligeant à maintenir une inexplicable opposition pratique entre l’individu et l’État, il a conservé, non moins arbitrairement, une distinction théorique entre le fait moral et le fait social, entre la conduite et le droit, entre l’agent moral et le milieu social, élémens qu’il faut nécessairement rapprocher et même confondre, dès qu’on prétend faire appel à la méthode historique toute nue.

Il est donc à craindre que dans toutes les sciences supérieures où elle devait servir de guide, l’idée d’évolution ne puisse assurer bien fermement la marche de l’esprit. Nous savons quel a été le premier effort de Spencer pour dépouiller le progrès social de toutes ses déterminations trop humaines en l’élevant à la hauteur abstraite de l’évolution : nous assistons maintenant à son effort inverse pour redescendre vers la réalité en faisant rentrer à leur tour ces mêmes faits humains sous la loi générale de l’évolution : tel fut, aller et retour, le mouvement de sa pensée.


VI

Et non seulement cette philosophie généralisée de la vie rendait ainsi compte du « connaissable ; » mais elle était en mesure d’en marquer les limites ; elle devenait capable d’offrir aux hommes ce dont, à aucune époque, semble-t-il, ils ne pourront se passer, une attitude devant l’infini, une pensée religieuse. Et, par-là encore, aussi bien que par son inspiration morale, la doctrine scientifique de Spencer rejoignait la tradition des grandes philosophies qui ont toujours essayé d’expliquer le