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La morale se trouve ainsi, dans le système de Spencer, à la place éminente qu’elle a toujours occupée chez les grands métaphysiciens : elle est la partie « pour laquelle toutes les autres parties ne sont qu’une préparation, » de même que la physique de Descartes était subordonnée à un autre but que la connaissance des lois du mouvement et qui était l’amélioration de la vie humaine par la médecine d’abord, par la morale ensuite.

De Bentham à Stuart Mill, l’empirisme anglais avait tenté de traiter la morale comme une science inductive, empirique, historique, non plus comme un ensemble de préceptes ou de maximes décrétés par la volonté de Dieu ou déduits d’un idéal rationnel. Seulement, il ne pouvait fonder le devoir ou justifier les sentimens moraux qu’en faisant appel à l’artifice de la vie sociale, à la législation, à l’éducation, et les prescriptions auxquelles il parvenait ressemblaient toujours à des préjugés. Si l’unique fin de la vie humaine est l’utilité et si la vertu consiste pour moi à confondre, par l’effet de l’habitude et d’une association d’idées invétérée, mon intérêt propre avec l’intérêt de la communauté, ne me suffira-t-il pas d’un peu de réflexion, d’un léger effort d’analyse, pour m’affranchir de toute vertu en dissipant les prestiges factices de mon éducation ? Les premiers utilitaristes rattachaient la conduite individuelle à la vie collective : c’était bien. Mais la vie collective, la pression sociale, ils n’avaient rien à en dire, et Stuart Mill, le plus sincère et le plus clairvoyant de l’Ecole, finissait par avouer que, s’il y avait dans la nature humaine quelque chose de mystérieux, c’était la sympathie. Le principe de l’utilitarisme en était venu à se nier lui-même dans le domaine où il s’était cantonné.

Il fallait donc replacer à son tour la société dans la nature, la rattacher aux lois mêmes de la vie. De social, l’utilitarisme devenait biologique. S’il ne la levait pas, Spencer reculait au moins la difficulté de la morale. Car la morale sera la science de la conduite, rien de plus. Et la conduite est l’ensemble des actes qu’accomplit un être vivant, quel qu’il soit, pour assurer sa vie dans les conditions où il se trouve. La conduite, dans tous les domaines, de l’activité, présente une évolution qui est corrélative à celle des structures et des fonctions. Elle n’est qu’un aspect de l’adaptation des moyens à des fins de plus en plus nombreuses et plus exactes, tellement que la vie se trouve prolongée, d’abord individuellement, puis spécifiquement, enfin socialement. La