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faibles et avides, plus leur devenait tentatrice cette doctrine, qui épargnait à leur ignorance les incertitudes et les peines de l’effort individuel, faisait de leur avenir non leur propre affaire, mais l’affaire du gouvernement, transformait le pauvre dénué de tout en copropriétaire de la richesse universelle, l’ouvrier, incertain chaque jour de son salaire, en un créancier perpétuel de la société, le bonheur en un changement facile à improviser comme une émeute et simple à libeller comme un décret. C’est pourquoi les fondateurs de l’Internationale eurent aussitôt pour adversaires les socialistes d’Etat.

Les deux doctrines ne différaient pas seulement par leurs résultats à venir. Selon qu’il opterait pour l’une ou pour l’autre, le prolétariat allait choisir entre deux emplois contraires de sa force immédiate. S’il tenait sa cause distincte des partis politiques, et poursuivait uniquement, par l’union volontaire des travailleurs, ses griefs contre le capital, le prolétariat ne pouvait être conseillé que par des hommes vivant de son existence, sortis de lui, il demeurait son maître. S’il prétendait changer son sort par la puissance de l’État, il lui fallait, pour conquérir cette puissance, prendre parti dans les luttes politiques, et, comme il ne possédait encore ni hommes de parole experts aux stratégies de la légalité, ni conspirateurs de profession habiles aux surprises opportunes de la violence, il était obligé d’obéir à ces hommes d’une autre origine que lui, il ne pouvait que marcher derrière ces chefs à la bataille, entrer par personnes interposées au Parlement. Décider si les ouvriers amélioreraient leur sort par leur propre force ou par la force de l’Etat c’était donc décider si le prolétariat se gouvernerait lui-même ou retomberait sous la direction de la bourgeoisie révolutionnaire.

Si elle perdait son influence sur les ouvriers, la bourgeoisie révolutionnaire n’était plus qu’un état-major sans soldats. Au moment où ils s’organisaient pour s’unir dans le monde entier, elle, depuis longtemps internationale par ses sociétés secrètes, comprit l’importance de la tentative et plus que jamais voulut tenir dans sa main un levier fait pour soulever le monde. Elle se mêla partout au conflit d’idées qui divisait les artisans, partout soutint, contre les modérés, les haineux, et à la transformation du prolétariat par le travail opposa la revanche du prolétariat par la politique. Les Congrès annuels où les fondateurs de l’Internationale conviaient les mandataires du prolétariat