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fond, que ce ne fût point la France et que les intérêts se missent d’accord avec les rancunes ; par-dessus tout, éviter d’être écrasé par les masses ennemies avant d’avoir pu intervenir entre elles, voilà le dessein, très profond, qui se forma peu à peu dans l’esprit de Metternich.

Le comte Ernest Hardenberg, Hanovrien, cousin du chancelier de Prusse, qui suivait à Vienne les affaires du roi d’Angleterre, électeur exproprié du Hanovre, envoyait à Londres des rapports destinés à être lus par le prince régent et par les ministres anglais et servait d’intermédiaire entre eux et Metternich, écrivait le 12 décembre 1812[1] : « Le comte Metternich a conçu un grand plan pour l’Europe, que, cependant, il n’appelle encore qu’un rêve politique. Les principaux traits en sont que la France devrait être restreinte dans ses bornes naturelles entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées, que l’Allemagne fût divisée en plusieurs grands États indépendans et dont l’indépendance serait garantie par l’Autriche et par la Prusse qui devrait être rétablie au rang d’une grande puissance ; il faudrait, à son avis, diviser l’Italie en deux grands royaumes, en réservant, de ce côté-là, pour l’Autriche qui, en outre, rentrerait en ses possessions perdues, la frontière du Mincio ; qu’on devrait enfin rendre à la Porte les frontières qu’elle avait avant la paix de Bucharest[2], et restreindre la Russie aux limites qu’elle avait avant celle de Tilsit. » Arrêtons-nous, dès l’abord, sur ces mots : la France « restreinte dans ses bornes naturelles entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées. » Ils renferment une équivoque qui offusque toute l’histoire des négociations de 1813 et qu’il importe de dissiper. Quand on lit ces mots, en France, on les entend au sens français, au sens du Comité de Salut public de l’an III, du Directoire, du traité de Lunéville : le Rhin, dans toute sa longueur, depuis Bâle jusqu’à la Hollande, ce qui implique tous les pays allemands de la rive gauche du Rhin, le Luxembourg, la Belgique. Pour Metternich, et bientôt pour les alliés, ces mêmes mots revêtent un sens infiniment moins précis ; ils sous-entendent que partout où le Rhin sert de frontière, il forme une limite naturelle ; il en formait une, sous Louis XVI, en 1790, de Bâle au confluent de la Lauter ; il en forma une, après Lunéville,

  1. Au comte de Münster, ministre du Roi, pour les affaires du Hanovre ; en français.
  2. Entre la Russie et la Turquie, 28 mai 1812.