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Car ai-je besoin de le faire observer ? Toutes les qualités que nous avons louées jusqu’ici dans les Sermons de Bourdaloue, ne sont pas des qualités essentiellement ou spécifiquement « oratoires ; » et on s’aperçoit, en y réfléchissant, qu’elles expliquent donc bien la réputation et la valeur de l’écrivain, mais non pas celles de l’orateur. La finesse de l’observation psychologique ou la sûreté de la doctrine morale n’ont pas de liaison nécessaire avec les dons qui font l’orateur, et de nombreux contemporains de Bourdaloue, tels que l’auteur des Essais de morale, les ont effectivement possédées, qui ne sont nullement des orateurs. C’est que leur style manque de « mouvement, » et si l’on a pu dire que le « mouvement » était l’élément spécifique de la beauté musicale, à plus forte raison peut-on le dire, doit-on le dire de la grande éloquence.

L’éloquence, en ce qu’elle a de plus extérieur, — et cependant de plus essentiel, puisque dans aucune langue il n’y a sans cela d’éloquence, — c’est le mouvement de la pensée. Elle n’a besoin, pour être l’éloquence, ni de la splendeur des mots, ni de l’originalité des images ou de leur éclat, ni de la profondeur même des idées. Elle en peut user de surcroît, et alors c’est tant mieux pour elle ! mais elle n’en a pas besoin. Elle n’est pas non plus « le corps qui parle au corps, » et à ce propos n’a-t-on pas conté que Bourdaloue « faisait très peu de gestes » et « qu’il prêchait, » les yeux le plus souvent fermés ? » Le Père Chérot a prouvé que ce n’était qu’une légende. Mais ce que l’on peut dire, c’est que son action, son geste, son intonation sont comme impliqués dans le mouvement même de sa phrase, et c’est cela qui est proprement oratoire. Le lire c’est l’entendre, et l’entendre, c’est le voir. Son discours est « continu, » mais il n’y a rien de moins « monotone. » La succession de ses périodes dessine des attitudes et indique des gestes. Prenez le début du sermon sur la Pensée de la mort :


Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris. Vos passions vous emportent, et souvent il vous semble que vous n’êtes pas maître de votre ambition et de votre cupidité ; Memento, souvenez-vous, et pensez ce que c’est que l’ambition et la cupidité d’un homme qui doit mourir. Vous délibérez sur une matière importante, et vous ne savez à quoi vous résoudre ; Memento, souvenez-vous, et pensez quelle résolution il convient de prendre à un homme qui doit mourir. Les exercices de la religion vous fatiguent et vous lassent, et vous vous acquittez négligemment de vos devoirs ; Memento, souvenez-vous, et pensez comme il importe de les observer à un homme qui doit mourir. [Carême, I, p. 6.]