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en vinrent à regarder la Reine à peu près du même œil qu’ils avaient vu les maîtresses du feu Roi. Ce peuple, le plus galant de la terre, ne peut cependant supporter l’idée d’être gouverné par une femme ; les maîtresses de ses Rois ont toujours été l’objet de son antipathie. Mais l’espoir d’un changement flattait ses idées, au lieu que la vertu connue de Louis XVI était un garant de la durée du crédit de Marie-Antoinette, et, lorsque le premier enthousiasme fut passé, ce peuple qui n’était pas encore accoutumé à s’en prendre à son Roi de ses souffrances, dont l’exclamation la plus familière était : Ah ! si notre bon Roi le savait ! commença à se persuader que la Reine était la cause du poids des impôts, et bientôt l’amour fit place au sentiment opposé.

Marie-Antoinette eût pu sans doute arrêter ce mal dans sa source, en changeant de bonne heure sa conduite, en mettant plus de dignité dans son maintien ou plutôt dans son genre de vie, en évitant avec soin de paraître se mêler des affaires d’Etat ; mais plusieurs causes concoururent à l’en empêcher. Il était difficile qu’une femme de vingt ans, sûre du cœur de son mari, accoutumée aux hommages du public, songeât d’elle-même que les moyens qui lui avaient attiré ces hommages, les lui feraient perdre. Il aurait donc fallu que quelqu’un lui eût fait faire cette réflexion ; et qui aurait pu la lui inspirer ? J’ai déjà expliqué pourquoi les avis des princesses ses tantes auraient produit peu d’effet sur son esprit ; ses beaux-frères ou ses belles-sœurs étaient ou de son âge, ou plus jeunes qu’elle, et trouvaient fort doux que la Cour eut pris un ton opposé à celui qui les avait gênés sous Louis XV. Elle n’avait donc point de ressources du côté de sa famille. La seule personne qui eût pu se faire écouter d’elle était le comte de Maurepas ; mais ce vieillard égoïste, ravi de voir la jeune Cour s’amuser et la Reine avoir toutes les apparences du crédit, tandis qu’il en avait la réalité, ne s’embarrassait nullement de ce qui pourrait arriver après lui. Enfin, la société que Marie-Antoinette se forma, loin de l’éclairer, contribua plus que tout le reste à lui fasciner les yeux.

J’avoue que, si j’étais le panégyriste de cette malheureuse Reine, si j’avais pris avec le public l’engagement de tout louer en elle, l’article de cette société serait celui qui m’embarrasserait le plus. Cependant, en avouant que ce fut là une des principales causes de ses malheurs, je ne serai pas injuste envers la comtesse Jules de Polignac qui avait sans doute des défauts, mais