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pensé avec tout son esprit, que ce qu’il avait senti avec toute son âme. Une telle sincérité porte sa récompense, et M. Massenet lui devra d’avoir su dire ici plus d’une chose délicate et touchante parmi les choses humaines et parmi les choses de Dieu.

M. Maréchal a chanté le rôle du jongleur d’une voix charmante, que peut-être il ménage moins bien qu’il ne la conduit. Il a de l’intelligence, du goût, et mainte fois (au dernier acte particulièrement, au moment du miracle), il nous a donné, par la qualité, par la couleur des sons et par l’accentuation des mots, l’impression d’une foi naïve et d’une humble piété.

Dans le double personnage, spirituel et touchant, monacal et culinaire, du frère Boniface, M. Fugère est doublement délicieux.


Sur ce fortuné théâtre de l’Opéra-Comique, Alceste a « ravi tous les sens. » M. Albert Carré, plus que jamais, a su pourvoir, avec le même goût, avec le même art, au plaisir de l’oreille et à l’enchantement des yeux.

C’est le propre des vrais chefs-d’œuvre, quand on les reprend et qu’ils nous reprennent, de nous étonner toujours. Il avait pu nous arriver de les enfermer, pour la facilité de nos études et le bon ordre de nos idées, dans les limites d’un genre ou d’un type : opéra mélodique, s’il s’agit de Don Juan ; si c’est d’Alceste, d’Orphée ou d’Iphigénie, opéra récitatif. Mais, dès qu’ils nous redeviennent présens, ils brisent nos formules, trop étroites et trop faibles pour les contenir.

Ainsi le Gluck d’Alceste nous est réapparu comme un maître de la déclamation, mais aussi de la mélodie, de l’orchestre, enfin de tous les facteurs ou de toutes les forces du drame lyrique, mêlées et concourant ensemble. Les modernes se moquent, s’ils se piquent d’avoir inventé le discours musical intermédiaire entre l’air et le récitatif, entre la parole et le chant. Le style du vieux Gluck n’est fait que de la succession ou de l’alternance, non pas rigoureuse ou seulement symétrique, mais naturelle, mais libre, de ces deux élémens, auxquels viennent s’ajouter, pour la varier et l’enrichir encore, la danse, ou la pantomime, et la symphonie.

Et savez-vous enfin quelle admirable qualité, — je dirais volontiers quelle vertu de l’esprit, — résume et couronne les autres dons du dramaturge et du musicien ? Berlioz, à propos justement d’Alceste, l’a fort bien remarqué : c’est « le bon sens à sa plus haute expression. »

C’est une preuve de bon sens, chez un musicien composant de la musique pour un drame et sur des paroles, de faire que le drame soit