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16 mai 1840.

« Chère Madame,

« Rien de nouveau sur Mickiewicz. Cousin, que j’ai revu et qui avait reçu sa lettre, m’a dit qu’il comptait (après l’explication qu’il avait donnée à la commission) que la loi passerait, au moins en ce qui concernait la chaire slave.

« J’ai reçu enfin le petit volume de Poésie chrétienne et la biographie de M. Manuel. Remerciez bien M. Monnard du plaisir qu’il m’a fait[1]. Je lis avec plaisir et grignote en tous sens ce petit volume de poésies où il y en a tant de rares et d’imprévues. Que celle de M. Vinet me touche : D’où vient, Seigneur ! Cela, bien chanté, doit faire éclater en larmes. Comme vous êtes savante, chère Madame, et ingénieuse critique, d’avoir composé ce volume ainsi ! On est donc tout dans ce cher canton de Vaud.

« J’y voudrais être : mais les livres, les notes à chaque page, les manuscrits à vérifier (j’en ai deux ou trois volumes in-folio sur ma table, qui longent mon récit), tout cela est bien difficile à porter. Je me le dis et j’en souffre : ma solitude, si courte que je la fasse ici, est incomplète et pénible. Mes amis m’en veulent de ce que je n’y vais pas. Je me brouille avec aucuns. Le plus simple sera peut-être à un certain moment où je n’y pourrai plus tenir de chaleur, d’ennui, de travail et de brouilleries, d’aller passer quinze jours là-bas sans livres. Vous voyez que je bats la campagne et suis moins maître que jamais ; au fait, quelque chose de tout cela se fera.

« Je ne conçois pas que vous n’ayez pas encore reçu ces Port-Royal : on disait que ce serait à Lausanne dans huit jours.

« Le cher Olivier est bien bon de mettre de longs post-scriptum à vos courts billets. Quand il y mêle le nom de Mlle Sylvie, malgré le sourire narquois et vaudois du messager, j’accepte l’augure et je crois comme si… je croyais encore. Mais non, je ne crois plus à toutes ces choses où il se glisse un brin de tendre.

  1. Au lendemain de la mort de M. Manuel, Vinet écrivait à M. Verny : « Je cherche en vain quelle plus grande perte notre pays aurait pu faire, quel homme serait plus regrettable que Manuel… Quant à ses vastes connaissances littéraires et philosophiques, il les prodiguait dans la conversation, il se laissait, si l’on peut parler ainsi, exploiter et piller par le premier venu ; on a pu, en sortant de ses entretiens, se trouver en possession de la substance d’un livre, mais lui, n’en a jamais fait et n’en eût jamais fait. Faut-il le regretter, s’il a donné comme pasteur à son troupeau, aux indigens surtout, le temps que la composition lui aurait pris ?… » Lettres de Vinet, t. II, p. 57.