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« Vous aurez reçu par la poste un petit volume de vers qui m’a donné de la satisfaction paternelle, à le voir si joliment imprimé. Je n’ai pas encore reçu votre envoi par Risler ; pourquoi si tard ?

« Quant au point auquel vous et moi pensons le plus, au départ, je n’ose dire encore ; le grand obstacle est : 1° ma mère et son âge ; 2° les livres à charrier, et pas tous encore. Je pars officiellement depuis le 1er mai, c’est-à-dire dans trois jours ; je n’y serai plus pour personne. Mme Pellegrin (mère de Mme Gaillard)[1]m’offre Précy. Si c’était possible, je resterais caché dans mon galetas, ici, ne sortant que de nuit et labourant tout le jour sans voir personne que la bonne de ma mère pour guichetière[2]. Mais je crains que ce ne soit là un roman, malgré ma volonté. Voilà ma situation vraie, chers amis, dans toute sa flottaison. Comme, à partir du 1er mai, je serai tout à ma réflexion solitaire, je me fixerai vite et, une fois fixé à un but, je m’y tiendrai.

« Permettez-moi, chers amis, de ne pas répondre jusque-là à ces arrangemens qui seraient si doux et si faciles, moi une fois sur les lieux.

« J’ai dîné, il y a quelque temps, avec M. Rigaud, l’ex-syndic de Genève, chez M. de Salvandy. Il m’a appris le malheur de M. Diodati. — M. Rigaud m’a fait au dîner un sensible plaisir : on l’interrogeait sur Genève, sur le Valais ; quelqu’un passant la frontière lui fit une question sur le canton de Vaud, il allait répondre, quand, se tournant vers moi, il me passa la parole en disant : « Mais voilà M. Sainte-Beuve qui pourra vous répondre mieux que moi. » Mon orgueil vaudois s’est redressé et j’ai souri et rougi.

« Comment vont vos santés, vous, Madame, qui êtes en souffrance permanente, et Olivier, qui était fatigué à l’autre lettre ? Parlez-moi des enfans, d’Eysins, d’Aigle, de tous nos amis, même des on-dit et du comte de Saint-Julien ou de tout autre. — La pièce de Mme Sand passe demain et l’on attend d’un jour à l’autre Rayons et Ombres de Hugo.

« A vous, chère Madame et cher ami, aux vôtres. »

  1. M. Gaillard, ancien conseiller général de l’Oise.
  2. S’il faut en croire les souvenirs de Th. Pavie, Sainte-Beuve faisait du feu dans sa chambre en toute saison, et c’était la bonne de sa mère qui lui apportait du bois chaque matin.