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« Ce comte de Saint-Julien, qui est retourné ces jours-ci à Lausanne, demeure du côté de Crissier, non loin de Vernand et de la belle Mme Clara, car elle est toujours belle dans mon cœur.

« Savez-vous, chère Madame, que cela rentre bien dans mes idées de savoir que vous lisez mes vers en tête à tête avec Mickiewicz ? Voyez-vous ! la plus grande gloire des poètes morts ou absens consiste à ce que les vivans heureux et présens les lisent pour en faire un accompagnement et un prétexte à leurs pensées : le piano du fond pendant lequel on cause. La Rochefoucauld a dit : « Nos actions sont comme les bouts-rimés que chacun fait rapporter à ce qui lui plaît. » Jugez si cela est encore plus vrai de nos vers.

« Je donnerais donc tout l’honneur d’être lu par vous avec lui,. au bonheur de lire près de vous ses vers et le Pharis, ou le sonnet en Ah ! Ah ! ou n’importe quoi interrompu par une parole de vous, par un sourire ou par de fous rires. — Et si lui, Mickiewicz, en était fier, il serait bien bon enfant vraiment ! — « Je serais bien fâché d’être immortel, dit Heine (le poète), parce que, si j’étais immortel, je verrais bien vite que je ne le suis pas. » Vous aurez reçu un mot de G. Sand que j’ai mis à la poste à l’instant pour vous en hâter le plaisir.

« Qui donc peut vous dire méchante ? ne soyez pas triste seulement, regardez du côté du lac à ces cimes éclairées qui couronnent Aigle, et ne laissez pas trop longtemps les nuages les obscurcir.

« A vous de cœur.


Avril 1840. — Vendredi. « Chers amis,

« J’avais trop présumé de nos hommes d’État. Il y a trois jours, M. Barthélémy Saint-Hilaire, secrétaire du cabinet de M. Cousin, est venu chez moi sans me trouver : je l’ai été voir au Ministère le lendemain. Il était chargé par M. Cousin de me consulter confidentiellement non. sur les talens, mais sur la prudence et l’irréprochabilité sociale et politique de Mickiewicz. J’ai répondu sans avoir besoin de m’en référer à de plus amples informations. Hier, après avoir dîné chez M. Cousin, celui-ci m’a pris à part pour m’en parler.

« Il veut décidément fonder au Collège de France une chaire