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trouvée et qu’elle ne soit devenue sienne. Sur le conseil de Kilydd, sa première démarche est pour aller demander le secours tout-puissant d’Arthur. Le voilà parti, sur un coursier à la tête gris pommelé, « au sabot brillant comme un coquillage. » A sa hanche pend une épée « couleur de l’éclair du ciel. » Son manteau est de pourpre : sur ses chausses et ses étriers, « il y a de l’or pour la valeur de trois cents vaches. » Il arrive, prompt comme le vent, jusqu’au seuil du palais d’Arthur. Mais, là, il est contraint de parlementer avec l’homme d’armes de garde à l’entrée :


— Ouvre la porte.

— Je ne l’ouvrirai pas…

— Pourquoi ?

— Le couteau est dans la viande, la boisson dans la corne. On s’ébat dans la salle d’Arthur. On ne laisse entrer que le fils de roi d’un royaume reconnu ou l’artiste qui apporte son art… Toi, on t’offrira des viandes cuites et poivrées… là où mangent les gens des pays lointains… On t’offrira une femme pour coucher avec elle, et les plaisirs de la musique. Demain, dans la matinée, quand le portail s’ouvrira devant la compagnie qui est venue ici aujourd’hui, c’est toi qui passeras le premier et tu pourras choisir ta place dans la cour d’Arthur…

— Je n’en ferai rien… Si tu ouvres la porte, c’est bien ; si tu ne l’ouvres pas, je répandrai honte à ton maître, à toi déconsidération, et je pousserai trois cris tels, à cette porte, qu’il n’y en aura jamais eu de plus mortels depuis Pengwaed, en Kernyw… jusqu’à Esgeir Oervel en Iweidden. Tout ce qu’il y aura de femmes enceintes en cette île avortera : les autres seront accablées d’un tel malaise que leur sein se retournera et qu’elles ne concevront jamais plus[1] !


Troublé devant une contenance si hautaine, le portier de service va conter l’affaire au roi. Il faut qu’elle soit grave, pour justifier un tel manquement au cérémonial de la cour. Aussi n’est-ce pas sans un vif mouvement de surprise qu’Arthur s’informe de ce qu’il peut bien y avoir de nouveau à la porte. L’autre, alors, de s’écrier, avec une grandiloquence dont l’accent fait penser à certaines tirades du théâtre d’Hugo :


— Les deux tiers de ma vie sont passés, ainsi que les deux tiers de la tienne. J’ai été à Kner-Se et à Asse, à Sach et à Salach, à Lotor et à Fotor ; j’ai été à la grande Inde et à la petite ; j’étais à la bataille des deux Ynyr, quand les douze otages furent amenés de Llychlyn ; j’ai été en Europe, en

  1. Les Mabinogion, traduits en entier pour la première fois en français, avec un commentaire explicatif et des notes critiques, par J. Loth, t. 1, p. 193-196.