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bonté. Les Récits d’un Chasseur, qui ont amené l’émancipation des serfs, ont dû leur origine à l’influence de George Sand, et Tourguenief déclare : « George Sand est une de nos saintes. » Et Dostoïewsky : « George Sand est une de nos contemporaines, à nous autres idéalistes de 1840. C’est dans notre siècle puissant, épris de lui-même et malade en même temps, plein d’idées indécises et de désirs irréalisables, un de ces noms qui, surgissant là-bas dans le pays des miracles sacrés, ont attiré à eux de notre Russie, ce pays en état de formation perpétuelle, une somme énorme de pensées, d’amour, de nobles élans, de vie et de convictions profondes. » Aussi est-ce pour acquitter en quelque manière la dette de reconnaissance de son pays, que le nouveau biographe de George Sand consacrait une étude à celle en qui il saluait une des forces primordiales de la conscience sociale russe de son temps. Nous cependant, nous nous étions déjà déclarés les débiteurs des écrivains de là-bas. Nous leur savions gré de nous avoir enseigné une nuance de sentiment qu’eux-mêmes avaient apprise dans nos livres. A travers les romans russes nous découvrions cette « religion de la souffrance humaine » qui donne à l’œuvre de George Sand son frémissement.

Ajoutons qu’il se dégage encore de l’exemple de George Sand une grande leçon ; et les hommes de lettres de notre temps ne sauraient trop la méditer. Ses lettres à Flaubert sont pleines des conseils les plus judicieux, les plus utiles ; et c’est à force de bon sens qu’elles deviennent éloquentes dans leur simplicité. Elle ne comprend rien à cet isolement où se confine « l’artiste enragé, » dédaigneux de tous les plaisirs de ce monde, ennemi de la flânerie et de ses douceurs. Elle a beau s’être déjà mise au roman qui fera suite à celui qu’elle vient d’achever, elle ne croit pas qu’elle soit condamnée à ignorer que l’hiver en Berry est charmant et que la vie d’intérieur a des séductions incomparables. Elle ne croit pas que la littérature soit l’unique, ou même la principale affaire de la vie, et elle le déclare sans ambages, au risque de se faire honnir, revendiquant cette fois son droit d’être bourgeoise : « La sacro-sainte littérature n’est que secondaire pour moi dans la vie. J’ai toujours aimé quelqu’un plus qu’elle et ma famille plus que ce quelqu’un. » Si encore l’artiste seul avait à souffrir de cette conception étroite, absorbante et tyrannique de l’art pour l’art ! Mais c’est que l’art lui-même a tôt fait de s’y étioler. Telle est entre les deux « troubadours » la querelle sans cesse reprise, jamais épuisée. Flaubert se fâche et répète à satiété qu’il ne veut pas du suffrage des imbéciles. George Sand riposte tranquillement. « On écrit pour tout le monde, pour tout ce qui a besoin d’être initié ; quand on n’est pas