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et ne cherchait pas à forcer l’attention ; mais, ce qui peut-être est de plus de prix, elle avait le trait juste. Elle savait d’abord peindre l’extérieur, cadre de paysage ou décor domestique. En outre, elle a maintes fois réussi à nous donner l’impression d’un milieu de société. Qu’on se souvienne seulement, pour prendre deux exemples fort différens, de la première partie de Consuelo et de la première partie du Marquis de Villemer. Elle savait peindre les types : la grande dame, la jeune aristocrate, l’artiste, le paysan. Elle entrait assez avant dans le jeu des âmes individuelles, à la condition toutefois qu’on ne lui demandât pas de pousser trop loin l’analyse, et en ayant soin toujours de se rappeler, — ce qui, après tout, est commode, — qu’il reste quand même dans tout être vivant quelque chose d’inexpliqué et des recoins mystérieux. Les romans de George Sand ne seront certes pas inutiles à qui voudra connaître la vie et les mœurs du XIXe siècle. Ces romans romanesques serviront plus d’une fois à contrôler le témoignage des romans réalistes ; et l’on y pourra faire encore une ample provision, si l’on veut seulement en détacher les tableaux de mœurs et les peintures de caractères empruntées directement à la vie. — Mais George Sand n’a jamais cru que ce pût être le but de l’art de se borner à reproduire la réalité. Elle aurait volontiers demandé : à quoi bon ? L’art, pour elle, commence avec l’invention et l’invention ne peut consister qu’à dépasser ce qui est. Donc elle part du spectacle de la réalité ; et le fait est que, dans le début de chacun de ses livres, elle le serre d’assez près ; mais ce n’est pour elle qu’un point de départ. Précisément parce qu’elle sait observer, elle voit assez que tout dans la vie est incomplet et médiocre. Êtres et événemens suggèrent par ce qu’ils sont l’idée de ce qu’ils devraient être. La nature fournit l’ébauche et les commencemens : il appartient à l’art seul de nous montrer quelque chose d’achevé. George Sand veut se donner le spectacle d’âmes sans défaillance et de destinées, harmonieuses. Nos passions dont l’élan est si vite brisé, elle les contraint d’aller jusqu’au bout d’elles-mêmes et de dire leur dernier mot. Elle arrange les circonstances, afin que les caractères aient l’occasion de se manifester complètement. Elle s’élève ainsi jusqu’à un monde bâti avec des matériaux empruntés à la réalité elle-même, mais qui en diffère. Ce monde nouveau n’est pas le domaine du faux, mais c’est celui de l’absolu. Au surplus, est-ce, comme on a coutume de le dire, un monde meilleur que le nôtre et où il ferait bon vivre ? Cela est douteux. Mais nous n’avons guère à craindre d’être jamais exposés à l’habiter et il suffit qu’il soit un agréable objet de contemplation.