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s’amusant, à rédiger sa pensée, a la compléter, à la retourner sous plusieurs faces. C’est comme de dessiner des masques d’après la bosse, en attendant que l’on sache composer une figure entière, et c’est beaucoup plus amusant que de copier un plâtre, puisqu’on tire tout de soi-même. Ensuite on s’essaye à composer, n’importe quoi, roman, critique, histoire, selon l’appétit qu’on se sent pour tel ou tel aspect de la pensée humaine, car tout cela se tient plus qu’on ne pense. La forme de lettres est une des plus commodes pour commencer ; on n’est pas obligé de penser au public, tant qu’on en est à s’essayer ainsi, et c’est une grande fatigue de moins.

Tous les sujets, tous les aspects sont bons s’ils vous plaisent. Après un an ou deux de cet amusement, il est certain que quand on est toi, on peut se réveiller avec une forme et une manière qui s’adaptent à toutes les idées qu’on a. Beaucoup lire et même faire beaucoup de pastiches (quoi qu’en ait dit Latouche à moi dans le temps) est excellent. Grâce aux pastiches on s’assimile des formes, et la meilleure est celle qui se compose de beaucoup d’autres. As-tu mis quelquefois le nez dans Bossuet ? Ce n’est pas amusant comme sujet, mais la forme est si belle que j’en suis épatée, car figure-toi que j’étais arrivée jusqu’à l’âge que j’ai sans en avoir lu une ligne. C’est plus beau que tous les écrivains de ce grand siècle qui en a produit de si grands. En résumé, à ton âge on a déjà un fonds dans l’esprit, mais il est vague et flottant, parce qu’on n’a pas la forme. C’est le chaos où tous les élémens de la création existaient bien, mais qui n’était, comme dit Ovide, que : rudis indigestaque moles. (Nous avions donné ces épithètes pour surnom à Borie, pour son physique.) Quand la forme est venue, on est tout surpris de voir ce que le fonds produit et on se découvre soi-même après s’être ignoré longtemps. On s’en veut pour le temps perdu et on ne trouve plus la vie assez longue pour tout ce qu’on voudrait tirer de soi. Avec ou sans grand talent, avec ou sans profit d’argent, avec ou sans réputation, n’est-ce pas un immense résultat obtenu, victoire sur les ennuis, les déceptions, les langueurs et les chagrins de la vie ? La vie ne peut pas changer pour nous et autour de nous. Tous nous sommes condamnés à en souffrir plus ou moins, mais nous pouvons agir sur nous-mêmes, nous nous appartenons, nous pouvons nous transformer, nous fortifier et nous faire du travail et de la réflexion une arme ou une cuirasse.


Et voilà encore autant de traits où se reconnaît l’instinct. Un Flaubert pourra bien souffrir des « affres » du style ; George Sand feindra de l’en admirer : « Quand je vois le mal que mon vieux se donne pour faire un roman, ça me décourage de ma facilité, et je me dis que je fais de la littérature savetée. » C’est de sa part charité toute pure. Elle n’a jamais compris qu’il fallût un effort pour écrire, ni, à plus forte raison, que ce pût être une souffrance. C’est pour elle un amusement, un plaisir, celui qui résulte de la satisfaction d’un besoin. Et c’est encore la plus grande ressource qu’elle ait trouvée dans ses épreuves et le plus grand réconfort contre la tristesse.

Du poète primitif George Sand a l’impersonnalité. Non certes