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fiction s’y mêle à la réalité, car toute réalité leur apparaît merveilleuse. Tous les êtres dont ils parlent sont grands, tous les objets sont bien faits et toutes les choses sont belles. Ils mêlent à des mythes pleins de sens des contes de nourrice, et l’histoire des peuples à des histoires enfantines. On les appelle des poètes, et il est bien vrai qu’ils se servent du langage rythmé, car c’est le seul qu’on connaisse en leur temps. George Sand semble un de ces poètes égaré dans le XIXe siècle, siècle de prose et qui s’est déshabitué de la forme du vers pour les longs récits.

Comme eux elle est une primitive. Elle a été élevée parmi les simples, et c’est dans le milieu des choses et des gens de la campagne que s’est formé ce qu’il y a en elle d’original et de profond : l’imagination et la sensibilité. C’est en ruminant les impressions qui lui venaient de ce cadre rustique qu’elle a commencé ce rêve qui devait durcir toute sa vie. Comme eux, elle obéit à un dieu intérieur : tout son talent n’est fait que d’instinct. Le trait auquel on reconnaît les opérations de l’instinct, c’est qu’il ignore les tâtonnemens et arrive aussitôt à son but. Tel est le cas pour George Sand, dont les premiers romans, Indiana et Valentine, sont déjà brillans de toutes les qualités qu’on admirera dans ses chefs-d’œuvre les plus réputés. On pourrait faire l’histoire de l’apprentissage littéraire de George Sand : elle tiendrait en quelques lignes. Des souvenirs de lectures à bâtons rompus, un essai de journal intime, quelques conseils de son compatriote de Latouche, une collaboration avec Sandeau ; et c’est tout. Voici au surplus à ce sujet son propre témoignage tel que nous le trouvons dans une lettre inédite datée de 1851 et qui pourrait s’intituler : « Comment je suis devenue romancière[1]. » Sa fille, Solange, lui ayant exprimé son intention de se mettre à écrire, elle lui répond par des conseils qui, évidemment, ne sont que des souvenirs : — cela même leur donne un intérêt et une importance qui n’échapperont à personne.


Tu me disais dernièrement que tu essayerais de travailler, si tu avais un Delatouche. Tu trouveras conseil et amitié partout, et, pour mon compte, je serai un Delatouche, plus bénin, je t’en réponds. Tu devrais de temps en temps t’exercer pour toi-même à résumer tes réflexions, tes impressions, fût-ce un simple journal, fût-ce de temps en temps un compte rendu à toi-même d’un fait, d’un ouvrage, d’une conversation qui t’aurait frappée. C’est par de petits essais de ce genre qu’on s’habitue presque sans travail, et tout en

  1. M. S. Rocheblave, l’un des « sandistes » les mieux avertis, a bien voulu détacher pour nous cette lettre et celles qu’on lira plus loin d’une Correspondance de George Sand dont il est possesseur. Nous le prions de trouver ici l’expression de toute notre gratitude.