Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 21.djvu/84

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toute illusion sur leurs sentimens intimes à l’égard de l’Europe, Bons musulmans, purs Marocains, ils sont, avant tout, retenus par le lien solide qui réunit entre eux les personnages makhzen. C’est, en effet, chose curieuse combien forte est l’empreinte makhzen chez ceux qui se rattachent, de près ou de loin, au gouvernement du Maroc. Pour mieux s’imposer au pays dont il est issu, le personnel makhzénien a adopté des usages, des façons de penser, des préjugés, des attitudes, des traditions, une politique, un vêtement, jusqu’à un style, qui doivent le différencier du commun et mieux marquer sa séparation d’avec la masse gouvernée. Il en résulte que la classe privilégiée est la seule disciplinée au milieu de l’anarchie marocaine ; elle acquiert, de ce chef, une cohésion qui assure son autorité.

L’existence même que doivent mener la plupart des gens makhzen les déracine, les coupe de tout contact avec leur tribu ou leur ville d’origine, pour les rattacher exclusivement à l’institution dont ils dépendent. Le gros du makhzen, formé de la Cour, du gouvernement et de l’armée, est concentré autour du sultan et devient nomade comme lui ; — la vie se passe sous la tente, ou bien, par intervalles inégaux, dans une des villes impériales ; d’où mobilité constante, sans attaches nulle part. L’horizon se rétrécit, et les gens makhzen n’ont plus d’yeux que pour cette collectivité puissante, maîtresse de leur situation et de leur fortune. l’Indolence et la résignation facilitent cet abandon des individus : ils sont déchargés de toute préoccupation d’entretien, du soin de se loger et de se nourrir, maintenus sous l’impression qu’ils appartiennent corps et âme au makhzen et qu’ils ne sauraient échapper à son formidable pouvoir. C’est un engrenage irrésistible, dans lequel, dès le début de sa carrière, est saisie la jeunesse makhzen ; elle n’a chance de développement que par le patronage de quelqu’un des grands ; si bien que son principal effort tend à pénétrer, puis à plaire dans la beniqa ou devant la porte d’un personnage influent. A peu près débarrassé de tout souci matériel, l’individu makhzen peut contempler, sans excès d’envie, le faste des puissans, installés dans les plus belles maisons des villes impériales ; il se console, en pensant que ces splendeurs sont précaires et que le caprice du maître pèse également sur les grands et sur les petits.

L’avidité du makhzen prépare sournoisement la ruine de ceux des caïds et des oumana, considérés comme trop puissans ou trop