Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 21.djvu/816

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de laisser à la Prusse le champ libre contre la France. « Les Russes, écrit, quelque temps après, Bismarck à Heydt, son collègue aux Finances, tiendront l’Autriche en bride. »


III

Le roi Guillaume ne rechercha pas de conversations politiques ; il s’attacha au contraire à les écarter : il songea seulement à plaire, et il y réussit. Il n’était question que de sa bonne grâce et de ses séductions. Il paraissait émerveillé des beautés de la capitale et particulièrement intéressé par son système d’assainissement ; il visita avec Haussmann les travaux d’égouts et de canalisations. Cependant le Prussien reparut par échappées sous l’homme du monde aimable : il alla se promener, en souvenir de 1814, aux Buttes-Chaumont, et, dans une visite à la princesse Stéphanie, qui habitait aux Tuileries, il lui échappa de dire, sur un certain ton, en regardant le pavillon de l’Empereur : « C’est pourtant lui qui m’a empêché d’entrer à Vienne ! »

Bismarck parut avant tout préoccupé de se justifier d’avoir été déloyal dans l’affaire du Luxembourg. Dès son premier pas sur notre territoire, c’est le sujet dont il entretint Failly, sachant bien que ses paroles seraient redites à l’Empereur. Il n’aurait pas mieux demandé que le Luxembourg nous fût acquis, mais il avait promis de ne pas empêcher, non de seconder. Il avait demandé qu’on le mît en présence d’un fait accompli, et on l’avait appelé à se prononcer sur un fait à accomplir ; alors les circonstances avaient été plus fortes que sa volonté. Avec quelques variantes de détail, chaque fois qu’il en eut l’occasion, il reprit le même thème. Comme autrefois, il se montra de bonne humeur, inépuisable en saillies. Parfois encore ses propos surprenaient. Il dit au général de Failly : « Le Roi est un excellent homme, mais il est très indécis. Lorsque les affaires deviennent difficiles, je fais en sorte qu’il pense à une nouvelle giberne ; cela l’occupe, et il me laisse faire. » Il se montrait fort galant. Dans un bal de la cour, la ravissante jeune femme qui conduisait le cotillon étant venue lui offrir un bouquet de roses, signe d’invitation à valser, il prit le bouquet, fit de bonne grâce son tour de valse devant les souverains étonnés, puis, ramenant sa danseuse, il lui dit : « J’ai beaucoup aimé la valse, celle-ci sera la dernière que je danserai. » Et, en souvenir, il lui offrit un bouton de rose qui ornait