Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 21.djvu/795

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la main aux Français qui descendaient d’Abyssinie. La combinaison n’avait rien d’impossible, et devait nous mettre en meilleure posture pour négocier. Mais elle supposait un concours de circonstances difficile à réaliser. C’était comme un coup de partie désespéré que risque un joueur, quand il a perdu ses meilleurs atouts. Le gouvernement français comprenait trop tard que le sort de ses possessions de l’Ouest devait se jouer sur le Nil, et qu’en diplomatie comme à la guerre, l’offensive est la meilleure tactique. Mais il faut pouvoir la soutenir. Les Anglais virent très clairement le danger. Ils dirigèrent sur le Haut-Nil, moins contre les Derviches que contre nous, des forces considérables. Le résultat fut l’affaire de Fachoda. Après l’Égypte, toute l’Afrique orientale était perdue pour la France. Mais quelle différence entre 1882 et 1898 ! L’Angleterre que nous avions devant nous n’était plus cette nation conciliante, prête à faire campagne avec nous. Elle semblait ne respirer que la guerre. L’humiliation de Fachoda ne calma même pas cette ardeur belliqueuse. Pendant six mois, les arsenaux de Malte et de Gibraltar travaillèrent jour et nuit : tout était plein du bruit des armes. D’où venait un changement si brusque ? Etait-ce de notre entreprise elle-même, ou de l’insuffisance de nos forces ? Les deux explications sont bonnes, quand il s’agit du peuple anglais. Mais il y en avait une autre.

Depuis plusieurs années déjà, l’Angleterre, inquiète des progrès maritimes des autres Puissances, s’était émue de l’état de sa flotte. En 1888, un rapport sur les manœuvres navales, signé par trois de ses amiraux, se terminait par ces mots : « Si nous perdions une fois la maîtrise de la mer, l’ennemi n’aurait pas besoin de débarquer un seul homme sur nos rivages pour contraindre l’Angleterre à une capitulation ignominieuse. C’est par sa marine que la Grande-Bretagne doit vivre ou succomber. » Sous la pression de l’opinion publique, dont lord Charles Beresford était l’agent le plus actif, le gouvernement se mit à l’œuvre. Non seulement il se proposa de balancer les forces navales réunies de la France et de la Russie, mais encore de mettre la marine anglaise à un niveau tel que la lutte fût matériellement impossible. La chute du pacifique Gladstone, en 1894, hâta l’exécution de ce programme. La revue navale que la Reine passa en 1897, à l’occasion de son jubilé, découvrit à tous les yeux le secret de la grandeur britannique. Cent cinquante navires de