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V

L’affaire d’Égypte n’était pas encore réglée que nous paraissions en conquérans au Tonkin. Rien ne montre mieux les inconséquences de notre politique. Quoi ! au moment même où nous livrions aux Anglais les clés de la Mer-Rouge, nous allions fonder un grand empire en Extrême-Orient ! Nos vaisseaux, nos transports de troupes devaient défiler devant le pavillon britannique, nos ravitaillemens en charbon et en vivres ne pouvaient se faire que dans les ports anglais, et nous espérions avoir les mains libres en Asie ! La France était cependant trop engagée en Indo-Chine pour reculer. Tant de sacrifices qu’elle avait faits dans cette péninsule et en Chine même ne pouvaient demeurer stériles. Elle se risqua donc, avec cette témérité qui l’avait bien servie, jadis, dans l’entreprise d’Alger. L’événement prouva qu’elle avait raison. Une fois de plus, le petit fantassin agile, dès qu’il avait pu se faufiler à travers les flottes de l’Angleterre, retrouvait toutes ses forces en touchant la terre, et se cramponnait à sa conquête, avec une imprudence héroïque qui déjouait les calculs de ses rivaux. Seulement, pour le partage du monde, il ne luttait pas à armes égales. Il devait être surveillé, suivi à la piste, et trop souvent frustré du fruit de ses peines.

Il y avait comme un accord tacite entre les deux nations pour ne pas se heurter directement, mais pour se gagner de vitesse. Si nous avions été côte à côte avec les Anglais en Égypte, la lutte, aurait pris un tout autre aspect. Les conflits les plus lointains auraient eu leur contre-coup sur les bords du Nil. L’Égypte serait demeurée le champ clos où les deux champions auraient vidé leurs querelles ; et notre désavantage sur mer aurait été compensé par la possibilité de tirer des renforts d’Algérie et de Tunisie : on a calculé qu’il faudrait trois mois à nos troupes pour traverser, d’oasis en oasis, les déserts de la Tripolitaine. Peut-être la possession de l’Indo-Chine se fût-elle jouée dans un Tel-el-Kébir un peu plus sérieux que celui qui éparpilla les plumets des trois colonels égyptiens. Plus vraisemblablement, la seule menace d’un conflit aussi grave aurait rendu l’Angleterre plus traitable. Avec la terre ferme sous nos pieds, nos qualités militaires reprenaient l’avantage.

Mais, comme nous avions abandonné ce champ de manœuvres