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l’ingénieur Armstrong, avaient été rejetés par l’amirauté anglaise. En 1882 seulement, elle abandonna les canons en fer forgé se chargeant par la bouche pour les canons en acier se chargeant par la culasse, dont la France armait ses bâtimens depuis 1875 et la Russie depuis 1877. A la même époque, les puissances rivales de l’Angleterre, c’est-à-dire la France, la Russie et l’Allemagne, étaient à la veille d’acquérir, sur mer, la supériorité du nombre comme elles avaient déjà celle de l’armement[1]. Tels sont les ressorts secrets de la politique. Le ton des ministres anglais devint subitement conciliant. Ils causèrent plus volontiers avec la France, qui donnait à cette époque un grand exemple de vitalité.

Notre pays s’était en effet relevé de ses désastres avec une rapidité qui tenait du prodige. Dès 1880, il était en état de faire face à tous les périls. Mais il était encore sous l’impression de ses malheurs. Les Français ne se rendaient compte, ni de leur force réelle, ni de l’emploi qu’ils pouvaient en faire.

Sans doute, une épée de Damoclès, suspendue sur leur tête, les forçait de regarder toujours du côté de leur frontière de l’Est. Mais la situation diplomatique ne leur était pas aussi défavorable qu’on eût pu croire. L’Allemagne, satisfaite de ses conquêtes, ne songeait qu’à les conserver. Tant que la France ne chercherait pas à la troubler dans sa possession, elle lui laisserait une grande liberté d’allures. Cette conquête même, contraire au vœu des populations, gênait les mouvemens du conquérant comme un boulet attaché à son pied. La garde qu’il monte sur le Rhin, cette Wacht am Rhein tant chantée dans les brasseries, l’a empêché plus d’une fois de soutenir jusqu’au bout les intérêts de sa grandeur. En mutilant la nation voisine, non seulement contre toute justice, mais contre toute sagesse, il s’était donné des soucis pour longtemps. La France, au contraire, du moment qu’elle ajourne sa revanche et qu’elle s’en remet « à la justice immanente, » c’est-à-dire à la force irrésistible des événemens, peut sans crainte reprendre le chemin de la mer. En perdant les honneurs, quelquefois encombrans, de la suprématie continentale, elle en a répudié les charges. Le continent cesse de l’absorber. Elle ne se croit plus tenue de fabriquer des révolutions pour les autres. Si pesans que soient les sacrifices

  1. A. Moireau, la Grande-Bretagne et la suprématie maritime dans la Revue du 1er mars 1904.