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un rapport plus juste entre le sol et les hommes. La grandeur de l’Angleterre était un chef-d’œuvre de prévoyance et d’habileté, mais on y sentait l’artifice : on le sentit bien davantage lorsque, sacrifiant résolument son agriculture à son industrie, elle dut pourvoir à l’entretien d’une population qui débordait son territoire. Elle édifiait, sur une base étroite, un immense empire, plus peuplé que l’empire romain, mais dispersé sur les deux hémisphères, et tout ce superbe édifice pouvait sombrer dans un combat naval. L’assiette de la France est si solide qu’elle résiste aux plus profonds ébranlemens, sa prospérité si naturelle qu’elle refleurit après chaque désastre ; en sorte qu’il suffirait d’une seule faute grave pour entraîner la ruine de l’Angleterre, tandis que la France a pu survivre à toutes les fautes de ses gouvernemens. Qui aura toujours devant les yeux cette fragilité de la domination anglaise s’étonnera moins de voir cette puissance si souvent intraitable. Elle doit se montrer partout la plus forte si elle ne veut tomber au troisième rang. Il n’y a pas de milieu, pour elle, entre la prééminence et la ruine ; et ces maximes d’Etat qu’on impute à son orgueil sont la condition de sa sécurité.

Entre l’Angleterre et nous, le vieux procès continental fut réglé définitivement par l’indépendance de la Belgique, dont la neutralité nous console de n’avoir pas rempli notre destinée, dans ces plaines si souvent arrosées du sang français. Mais déjà la conquête d’Alger avait transporté la lutte sur un autre terrain. Discrète d’abord et courtoise, l’hostilité anglaise éclata brusquement en 1840 à propos des affaires d’Égypte.

Dans tous les âges, l’Égypte a été convoitée par les conquérans. Le grand fleuve qui la féconde et qui prend sa source au cœur même de l’Afrique, sa fertilité proverbiale, en font une proie désirable ; ses rives plates, aisément accessibles, en font une proie facile. Entre l’Asie et l’Europe, elle servit de pont à l’Islam. Baignée par les deux mers, elle apparut, bien avant le percement de l’isthme de Suez, comme le chemin naturel des Indes. Sir Robert Peel disait au Tsar : « Nous ne laisserons jamais s’établir sur le Nil un gouvernement trop fort, qui puisse fermer la route du commerce et refuser le passage de la malla des Indes. » Le rôle de l’Égypte dans l’économie du monde moderne ne devait pas cesser de grandir. Depuis que l’Europe, abandonnant l’Amérique à elle-même, a tourné ses armes et son