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une nouvelle tranchée, entre deux murailles à pic dominant de 150 mètres le lit du torrent. Cette journée du 16 septembre marque le premier arrêt qu’ait eu à subir le bateau qui, malgré les efforts de l’équipage, ne lutte plus contre le courant.

Laissant le Benoît-Garnier à la garde de M. Delevoye, le chef de mission, accompagné du maréchal des logis Lahure, se livre le lendemain à une escalade de six heures dans la direction de l’eau.

« Nous sommes, écrivait alors le capitaine Lenfant, au faite d’un mur constitué par une roche granitique rouge de 140 mètres de hauteur. Des blocs roulés la surmontent. Il faut avancer sur ces géans posés dans le vide, en équilibre sur de petits cailloux ronds. En amont, une cascade de 6 à 8 mètres de chute sur 50 mètres de largeur ; puis, plus bas, une chute de 8 à 10 mètres qui se déverse dans une cuvette de laquelle la rivière saute en une cataracte de 60 mètres au fond du gouffre. Au pied de l’obstacle, des hippopotames qui paraissent gros comme des mouches, des caïmans qui nagent la gueule ouverte, des aigles qui pèchent, des vautours… jamais créature humaine n’a pénétré dans ce gouffre. »

Au village de Lata, où la mission était parvenue, il ne pouvait être question de trouver des porteurs en nombre suffisant. Le Benoît-Garnier dut revenir à Léré, dans un pays hostile où trois blancs et dix laptots sénégalais eussent été une proie facile, sans l’ascendant moral que les nôtres exerçaient autour d’eux.

Ce qu’il faut de volonté, de discernement et de sang-froid dans de pareils momens pour assurer la sécurité d’une mission dont on a la charge, et sans rien abandonner d’un programme librement accepté, ceux-là seuls le savent qui les ont vécus.

Conscient de son devoir et de ses responsabilités, le capitaine Lenfant confia à son sous-officier la tâche périlleuse de se frayer passage par Lamé, jusqu’à notre poste de Laï, pour demander main-forte et assurer le transport du chaland. Dans cette circonstance, le maréchal des logis Lahure accomplit, seul avec un Sénégalais, de véritables tours de force, passant les rivières à la nage, tenant en respect par son audace les partis hostiles qui l’environnaient et avaient juré sa perte. Refoulé par l’inondation, à la merci d’un guet-apens, épuisé par tant d’efforts, il dut cependant se replier sur Léré. Sa reconnaissance dans la contrée qu’exploitent les Moundangs du sud et dans les terres fertiles du pays Laka, coupé d’étangs profonds et de torrents impétueux, n’en fut pas moins féconde en résultats scientifiques et pratiques.