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envahie par les villas modernes. Le restaurant du Père Louis est toujours là, modeste, confortable et fleuri, habile aux fritures improvisées et à la bouillabaisse délectable. Je me souviens avec attendrissement d’une belle soirée d’été où, après un fin dîner, nous regardions tous deux sur cette plage riante les pescadours bronzés qui tiraient gaiement la seine. Dans l’eau transparente, sous les mailles brunes du filet, frémissaient des milliers d’anchois, papillotage irisé qui amusait les yeux…

Mais, plus loin, au-delà des eaux dont le bleu s’assombrissait, au-delà des grandes taches blanches et vaporeuses de la ville, de l’arsenal, du Mourillon, il y avait les belles montagnes grises, d’un gris chaud, roussâtre, le Faron et le Coudon, vraies montagnes de la Grèce, à la noble architecture, aux flancs largement étalés. Plus loin encore et plus bas, la sombre Colle nègre[1] dessinait son profit de lionne couchée ; et puis, par échelons dégradés, c’étaient Carqueiranne et la rouge falaise de l’Escampobariou, rouge comme une cassure saignante, la presqu’île de Giens s’estompant déjà dans une buée mauve, Porquerolles enfin, la première des îles d’Hyères, noyée à demi dans le flot de gazes où se soudaient les bords des deux immenses coupes, le ciel et la mer… Et tout cela était si beau qu’il semblait que ce fût pour la profonde joie de l’âme !

Tamaris ?… lieu ! Tamaris, c’est joli, certainement, c’est coquet, léché même. Trop, justement. Le rustique Tamaris de George Sand est devenu une station à la mode. Et la foule, tous les dimanches, été comme hiver, y admire avec son heureuse candeur les perrons fastueux des hôtels, les élégances byzantines — ou turques, on ne sait pas bien — des villas meublées qui s’enorgueillissent de leurs rocailles artificielles et de leur inévitable palmier. Bien entendu, casino à Tamaris, casino aux Sa-blettes, petits chevaux, salle de spectacle, plage de sable fin : « la plus belle du Sud-Est… » Et quoi encore ?…

Allons ! ne soyons point amer. Qu’est-ce, après tout, qu’un premier plan un peu gâté au regard de ce fond merveilleux, le haut promontoire de Sicié, borne gigantesque que la terre de Provence, défiante, pousse dans la mer…. Car qui sait ce que seront demain ces flots si caressans aujourd’hui ? Furieux peut-être, acharnés contre le riant rivage… Mais comment dire le

  1. Colliz nigra.