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loyale, énergique. A la boutonnière, un ruban rouge très large. Voici le grand air de Dolorès. La figure de mon vieil adjudant reste impassible. Ah ! non, elle s’éclaire, mais c’est en regardant deux bébés de trois ans à peu près qui sautent en se tenant par la main : un beau petit garçon et une petite fille toute mignonne, un brin coquette déjà et qui câline des yeux son ami. Ma foi ! tant pis pour Paladilhe et sa Dolorès ; je souris aussi et mes yeux se lèvent sur une dame en noir qui arrive, une femme bien faite, de discrète élégance. Elle a un porte-cartes : en tournée de visites, elle est venue voir un instant son petit garçon, confié à la bonne, et elle s’attarde involontairement à le voir si bien sauter, si content, si épanoui. Ses yeux attendris de maman me jettent un regard à la dérobée : « N’est-ce pas qu’il est ravissant, mon fils ? » Enfin elle s’éloigne, elle s’esquive presque ; mais le bébé l’a vue partir : « Maman, maman ! » crie-t-il, désolé, tendant les bras et courant menu sur ses petites jambes. Oh ! comme maman s’arrête vite, un peu ennuyée et pourtant enchantée au fond que son fils ne puisse se passer d’elle. Elle l’emmène, et voilà la petite fille, la pauvrette, interdite, les larmes aux yeux, les bras ballans…

Mais tout ceci a changé le cours de mes pensées : je me souviens que c’est aujourd’hui le jour de Mme de M…, la femme de mon ancien second de la Dives et que je méditais depuis longtemps de prendre son avis sur certaine question qui me préoccupe. Si elle n’est pas trop entourée, cet après-midi.

Elle ne l’est pas : on peut causer sérieusement.

« — Voyons, chère madame, que pensez-vous du reproche que l’on nous fait, — et qui s’adresse surtout à vous, femmes d’officiers de marine, — d’être exclusifs dans nos relations particulières, dédaigneux de tout ce qui n’est pas le « grand corps, » méprisans même, disent les plus amers ; enfin et tout au moins, de vivre obstinément entre nous ?

— Eh bien ! je pense qu’il y a du vrai pour ce dernier point, et qu’en effet nous vivons entre nous. Seulement, je ne vois pas qu’il y ait là matière à reproche, ni comment il en pourrait être autrement. Savez-vous bien qu’avec mon mari — trop heureuse quand il est là ! — avec ma fille, avec ma maison, dont il faut bien que je m’occupe ; avec quelques amies intimes en très petit nombre, — et sans parler de la correspondance, de la lecture, de la couturière, des fournisseurs, des domestiques, —