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luisante et d’un vaporeux horizon mauve ! Mais quoi ! La crainte de voir entrer une escadre de vive force, et puis la crainte du torpilleur, et bientôt sans doute la crainte du sous-marin ! Toujours la crainte… On finira par clore complètement la rade.

Lentement, mais sûrement, le Kéraudren a fini sa traversée ; il entre dans le petit port de Saint-Mandrier, évolue sur place et s’amarre au quai. Un sous-officier d’infanterie coloniale vient se mettre à ma disposition, et nous parcourons les salles du vaste hôpital. A l’entrée de chacune d’elles, le sergent crie : « Ronde d’officier supérieur ! Y a-t-il des réclamations ? » Il y en a très peu en somme, et encore faut-il poser aux malades des questions précises. Pour causer avec eux, leur montrer de l’intérêt, les encourager, le temps manque ; ils sont trop.

De compte fait, l’impression est pénible que laisse cette corvée : on garde longtemps dans les yeux ces monotones et tristes rangées de lits, ces visages ternis, ces regards angoissés qui vous suivent, tandis qu’on s’éloigne, accompagné de l’infirmier indifférent et de la sœur au pâle sourire, figé…

Quant à la prison maritime, j’y étais allé hier. Outre les condamnés des conseils de guerre et des conseils de justice, j’y ai vu les marins punis disciplinairement de prison et dont la détention peut aller jusqu’à soixante jours. Ils vivent ensemble et cela ne vaut rien. On le sent assez, tandis qu’on les inspecte, à leur contenance roidie, à certains regards mauvais, à des sourires ironiques mal réprimés : ces malheureux s’observent les uns les autres, s’entraînent au cynisme, s’endurcissent par la plus sotte vanité à l’insolence et à l’indiscipline.


15 octobre. — Je sors de la bibliothèque de la Marine vers cinq heures et demie, et je reste là, sur la place, enchanté du spectacle… coucher de soleil, crépuscule plutôt, d’un rouge magnifique, tirant au violet, et qui s’étend partout. Les feuillages appauvris de l’allée du Sud se détachent en grisailles découpées sur ce fond de braise ardente, tandis que ceux de l’allée du Nord, retenant encore un peu de lumière, estompent de leur pourpre rouillée la pourpre vive du ciel. L’hôtel de la préfecture maritime s’enlève en gris clair sur le sombre de la place, un gris clair peu à peu piqué de lumières jaunes qui jouent dans les longues pennes des deux palmiers ; plus bas, à droite, des boutiques, des cafés qui s’allument, et, autour du