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darse, plus à l’Ouest encore, il a fallu rejeter le Las jusqu’à Lagoubran.

Castigneau est la darse des grosses réparations et des achèvemens à flot : j’y vois les deux gardes-côtes Caïman et Indomptable dont la transformation se poursuit, le Baudin, le La Hire, le Descartes, alignés devant les puissans ateliers des « bâti-mens en fer. » Au Sud de ces ateliers, trois grands bassins de radoub, point assez grands toutefois pour les navires les plus nouveaux… Plus au Sud encore, les magasins des subsistances, la grande meunerie et l’abattoir. C’est là que j’ai affaire…

21 septembre. — C’est une charmante promenade du matin, dans l’air déjà plus frais de la pointe d’automne, que celle du marché qui se tient sur le cours Lafayette… le coursse, comme on dit ici, parce qu’on est à moitié italien et qu’un peu plus on dirait « il corso. » Quel joli jeu de couleurs sous cette voûte claire des platanes, percée de raies de lumière blonde !… les tentes bariolées qui claquent au vent, les toilettes voyantes et les chapeaux empanachés dont le mauvais goût passe dans ce décor éclatant, les uniformes bleus et rouges, marins, lignards, artilleurs, les fleurs en monceaux, les fruits en pyramides, vertes pastèques lisses ou tigrées, « pommes d’amour » d’un luisant écarlate, figues violettes et figues blanches, aux gerçures sanglantes, raisins noirs veloutés, raisins roses et transparens, et ces belles grappes ambrées, ces muscats dont Mme de Sévigné disait tant de bien, mais qu’il s’en fallait méfier pourtant, car on s’y grisait comme avec le vin…

Et puis, dans le fond de ce couloir lumineux, une échappée de bleu laqué, grisâtre, miroitant, qui est la vieille darse… Tout cela dans un joyeux vacarme d’appels, de rappels, d’injures, de complimens, de rires, de colères, de glapissemens aigus : « la cadeu ! la cadeu[1] !… » avec, comme basse profonde, le roulement des charrettes sur les bas-côtés, pavés durement…

Ce cours Lafayette qui marque l’emplacement des premières murailles de Toulon, avant l’agrandissement de 1589, a changé de nom une vingtaine de fois depuis trois cents ans. Il s’est appelé rue des Vieux-Fossés, ce qui était naturel, rue Saint-Michel, je ne sais trop pourquoi, deux fois rue du Marché, ce

  1. La cade, pâtisserie populaire.