Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 21.djvu/598

Cette page a été validée par deux contributeurs.
592
UN PEINTRE AU JAPON.

sens. L’individualisme envahit le Japon. Lafcadio Hearn s’en aperçoit à l’Université de Tokio. Il remarque dans les compositions des étudians des aperçus nouveaux qui le chagrinent : « Le changement, écrit l’un d’eux, est dans la nature de notre vie. Combien de gens voyons-nous qui, riches la veille, sont pauvres le lendemain ? Résultat de la concurrence humaine, selon les lois de l’évolution. Nous sommes exposés à cette concurrence, il faut se battre, même si l’on n’en a pas envie. Et avec quel sabre nous battrons-nous ? Avec le sabre de la science, forgé par l’éducation. »

Ah ! que nous voici loin de la culture du moi, comme on l’entendait, il y a une dizaine d’années, aux écoles de la Province des Dieux, par le développement exceptionnel de toutes les nobles qualités !

Les Japonais de l’avenir, mieux nourris et plus généralement instruits, pourront être physiquement et intellectuellement supérieurs, mais Lafcadio Hearn est de ceux qui croient « que le cœur humain, même dans l’histoire d’une race, vaut infiniment plus que l’intellect humain et qu’il peut tôt ou tard répondre beaucoup mieux que lui à toutes les énigmes du sphinx de la vie. » Il est intéressant de voir que sur le chapitre des comparaisons entre l’ancien et le nouveau Japon, le maître de conférences à l’Université de Tokio invoque l’opinion d’un conférencier d’Occident, M. Ferdinand Brunetière, qui a dénoncé avant lui l’individualisme comme l’ennemi de l’éducation et de l’ordre social :

« Quoi que nous veuillons faire pour la famille, pour la société, pour l’éducation, c’est contre l’individualisme qu’il faut aujourd’hui travailler, car la société humaine est fondée sur le sacrifice de soi. »

Un chrétien, Lamennais, l’avait dit ; M. Brunetière l’a répété avec éloquence et, au nom des meilleures traditions shinto et bouddhistes, c’est également l’opinion de l’auteur de Kokoro, observateur incomparable du « cœur des choses au Japon. »


Th. Bentzon.