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UN PEINTRE AU JAPON.

Mais on doit vraiment aux hommes du Matsushima Kan quelque chose de plus important que la vie de deux femmes ; et le peuple cherche à le reconnaître par des témoignages d’affection, car la discipline militaire interdit les présens. Les officiers et l’équipage doivent être bien las ; ils se laissent néanmoins questionner et répondent avec une amabilité charmante. Tout est montré, expliqué en détail, le canon de gros calibre, les batteries, les torpilles, la lanterne électrique.

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On me raconte l’histoire émouvante de la grande bataille du Yalu. Pendant ce temps, les grands-pères chauves, et les femmes, et les marmots du port sont maîtres pour un jour du Matsushima. Les officiers, les cadets, les matelots n’épargnent rien pour leur plaire. Ceux-ci parlent aux vieillards ; ceux-là laissent les enfans jouer avec la poignée de leur sabre ou leur apprennent à jeter leurs petites mains en l’air avec le cri : Teikoku Banzai ! Et, pour les mères fatiguées, des paillassons ont été disposés à l’ombre, dans l’entrepont. Ces ponts, il n’y a que quelques mois, étaient rougis de sang ; des taches sombres ont résisté au nettoyage et le peuple les contemple avec un tendre respect, ainsi que les cicatrices laissées au bateau par les coups de ses antagonistes immédiats, deux cuirassés chinois de 7400 tonnes chacun, tandis que le tonnage du Matsushima n’est que de 4280… Mon guide me dit : « Les Chinois avaient des canons européens. Si nous n’avions pas eu à lutter contre des armes occidentales, notre victoire eût été trop facile… »

Et il donne ainsi la note juste. Rien, par ce beau jour de printemps, n’eût ravi les hommes du Matsushima Kan autant que l’ordre d’attaquer les grands croiseurs russes, là-bas, en vue de la côte.

Voici maintenant, rapidement ébauché, le retour des troupes.

L’année dernière, en voyageant de Shimonosaki vers la capitale, je vis beaucoup de régimens en route pour le théâtre de la guerre, tous vêtus de blanc, car la saison chaude n’était pas encore passée. Ces soldats ressemblaient tant à mes anciens élèves (et des milliers en réalité sortaient de l’école), que je ne pus m’empêcher de trouver cruel qu’on les envoyât au feu si jeunes !…

Eh bien, aujourd’hui, j’ai vu revenir quelques-uns des régimens. Des arcs de triomphe ont été dressés dans les rues où ils doivent passer pour se rendre de la station au grand temple dédié à l’âme héroïque de Kusunoki Masashigé. Les citoyens ont payé six mille yen l’honneur de servir aux soldats leur premier repas. Les hangars sous lesquels les bataillons s’attablent dans la cour du temple sont décorés de drapeaux et de guirlandes, et il y a de petits cadeaux pour tous.

J’attendis d’abord avec mon vieux Manyemon devant la station, voisine du temple. Le train s’arrêta,… la police repoussa la foule,… les bataillons parurent en une colonne régulière, conduite par un officier qui boitait en marchant, une cigarette à la bouche. La foule s’épaissit encore autour de nous, mais il n’y eut pas d’acclamations, pas un mot, le silence n’était rompu que par le pas mesuré de la troupe. Étaient-ce bien les mêmes